Mathyas Lefebure : À la recherche de Biquette
Dans D’où viens-tu, berger?, Mathyas Lefebure raconte comment le cadre qu’il était est devenu berger, et comment le berger est devenu écrivain. Rencontre avec l’homme dont la muse est un mouton.
De Mathyas Lefebure, on sait désormais qu’il écrit et qu’il garde des moutons en Provence. Qu’il a quitté son métier de cadre en publicité à Montréal à cause d’une rencontre inspirante avec les "moutons minimalistes", un dessin esquissé sur un bout de papier. Qu’il est parti ainsi à la recherche de Biquette, sa muse idéalisée, et qu’il a rencontré l’écriture. Et que de ce voyage qui ne se termine pas, il a tiré un livre qui est autant un récit de ses aventures pastorales que de sa quête de soi.
Devenir berger, cela semble pourtant follement idéaliste, presque improbable, le genre d’expérience qu’aurait pu tenter un poète du 19e. "Pour moi, le premier choc a été de découvrir que le métier de berger existait encore, et qu’il était assez proche de l’imaginaire pastoral qu’il y a autour, explique Lefebure. Quand on se retrouve en Provence, on est dans les images d’Épinal, mais il n’y a pas que ça. On est aussi dans quelque chose de très terre à terre." Le "terre à terre", c’était laver des milliers de brebis galeuses, inciser des ventres, soigner des sabots infectés à la puanteur écoeurante. Comment Lefebure a-t-il réussi à conserver la foi dans son idéal pastoral malgré tout? "La passion d’être berger m’est d’abord venue d’un appel à l’écriture, et ensuite j’ai voulu être reconnu comme un bon berger. […] Et puis l’écriture m’a permis de passer à travers ces dimensions plus rudes en en faisant un objet de lyrisme."
CRISE EXISTENTIELLE ET PHILOSOPHIE
Cet appel à l’écriture venait d’une crise existentielle que Lefebure traversait à 30 ans, après des années de vie citadine cynique, des années où il s’est "retrouvé à surconsommer", à "vivre dans le fragment". "J’avais un sentiment de vide, et l’impression qu’il n’y avait pas de contenu en bout de ligne, qu’il n’y avait que l’illusion du spectacle", dit-il. La nécessité d’une rupture s’est donc imposée, parce qu’il lui fallait "des conditions propices à l’émergence de la pulsion d’écrire, et qui permettent la descente en soi nécessaire pour écrire". On y reconnaît aussi les influences de ses lectures philosophiques – Guy Debord pour ce qui est du monde du spectacle et de "vivre dans le fragment", Cioran et Nietzsche qui ponctuent le récit par petites touches impressionnistes ("Mon lien avec Cioran vient de ce qu’il est l’incarnation d’un malaise très contemporain. Je l’ai porté longtemps durant mes années en ville", affirme Lefebure). Ce qui fait que sa plume navigue sans cesse entre le récit de son cheminement spirituel et celui de ses expériences drôles et sordides de berger éthylique (le pastis est presque un personnage à lui seul). Dans l’irruption des passages tirés du blogue qu’il est en train de tenir et dans lequel il relate ses expériences folkloriques, dans l’humour et l’ironie, on reconnaît la contemporanéité de son écriture. Et si la situation semble naïve au départ, c’est la férocité de ce ton plein d’autodérision, de vie et de jouissance qui l’éloigne du cliché.
LA VIE ISOLÉE
Et pourtant, au fil du récit de D’où viens-tu, berger?, une autre comparaison vient à l’esprit. Avec la démarche de Thoreau, ce philosophe américain qui s’est retiré dans les bois en guise de protestation pour vivre seul dans une cabane et écrire Walden ou la vie dans les bois. "C’est drôle, parce que j’ai lu le livre cet été, s’exclame Lefebure. Je ne pousse pas l’idéal de pureté très loin comme dans Walden, mais là où je me reconnais beaucoup, c’est dans la décision de partir au lieu de militer contre un système qui ne nous convient pas, partir au lieu de vouloir tout changer." Est-il anarchiste? "Dans un sens poétique, oui. Si on prend l’anarchie dans un sens individuel plutôt que collectif, si cela veut dire qu’on fixe soi-même les balises de sa propre existence, qu’on transgresse les impératifs sociaux de ce qu’est la réussite, par exemple… Dans le livre, ce n’est pas de l’engagement au premier degré, c’est plus dans le sens de trouver sa voie."
D’où viens-tu berger?
de Mathyas Lefébure
Éd. Leméac, 2006, 253 p.
À lire si vous aimez
Walden ou la vie dans les bois de Thoreau
De l’inconvénient d’être né de Cioran
La Société du spectacle de Guy Debord