Claudine Bertrand : Voyage immobile
Claudine Bertrand publiait cet automne Ailleurs en soi, un nouveau recueil poétique explorant les turbulences et les régions escarpées de l’intérieur. Rencontre.
Lauréate du prix Tristan-Tzara en 2001 pour Le Corps en tête, du prix international Saint-Denys-Garneau en 2002 pour L’Énigme du futur ainsi que fondatrice de la défunte revue Arcade consacrée à l’écriture des femmes, Claudine Bertrand travaille depuis bon nombre d’années à établir des ponts entre la poésie d’ici et celle d’ailleurs. Son dernier projet en est la preuve: mouvances.ca, une revue Web d’art et de littérature réunissant artistes et auteurs de plusieurs horizons de la francophonie. Avec un tel désir de dialogue et d’ouverture, il n’est pas étonnant de remarquer que ses plus récents recueils furent publiés, pour la plupart, par diverses maisons européennes. Tel est le cas d’Ailleurs en soi, un dernier opus venant s’ajouter à un corpus composé de plus d’une vingtaine d’ouvrages poétiques et de livres d’artistes.
Portée par une quête de sens à travers territoires et profondeurs intimes, là où "la poussière de la mémoire est enfouie dans d’étranges miroirs", cette nouvelle somme serait à comprendre comme une descente en apnée dans ce qui compose l’obscurité de soi: "J’ai dû aller au fond de moi comme au fond d’une mine, d’une grotte, comme le font les spéléologues. J’y ai alors découvert comme des galeries, des régions inexplorées, inhabitées, des points d’ombre et de lumière. Finalement, j’ai dû reconnaître que je me trouvais dans un monde étranger, que toutes ces couches, ces strates qui me composaient – les monstres, les peurs, les désirs, les espoirs – composaient en fait une réalité inconnue. C’est un peu ça, cet "ailleurs" en soi: là où l’on n’a jamais été", explique l’auteure, volubile, concentrée.
LE TORRENT
On peut parfois se demander ce qui pousse un écrivain à entreprendre l’écriture d’une oeuvre, ce qui fait naître la nécessité d’un tel projet. "Ce qui m’a amenée à l’écriture cette fois-ci, je le comparerais à une catastrophe naturelle. Une sorte de tempête s’est formée à l’intérieur, un maelström, un orage très intense qui m’a poussée à me demander: "Mais qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que c’est, ça?"" Et Claudine Bertrand est loin d’ignorer que lorsque l’écriture voyage dans l’intériorité, le corps s’avère bien souvent le véhicule du périple. Foyer thématique autour duquel gravitent les questions de l’autre, du désir, de la rupture, des origines, du vertige, du manque, de l’errance, de l’absolu, le rapport au corps s’avère capital dans le travail de l’écrivaine: "Il faut que je le sente par le corps. Le corps est le transmetteur, mon tremplin vers le langage. C’est par lui que je tremble, que je vibre et reçois les signes, les états de choc qui vont me conduire à l’écriture. C’est par lui que je suis alertée par le monde", résume-t-elle.
Si plusieurs poètes investissent les territoires du roman, de la nouvelle, de l’essai, certains autres demeurent fidèles au genre et à ce qu’il exige: "Les mots sont confondus dans leur banalité, leur rôle, qui est de transmettre une information claire, un sens unique. Le poète doit en quelque sorte les arracher à eux-mêmes pour leur redonner vie, les redynamiser. Il doit les laver, les poncer, les sortir de leur gangue, afin de les redonner au langage avec un nouvel éclat, précise l’écrivaine. […] En écrivant, j’ai souvent l’impression de semer des mots. Dans le fond, la poésie, c’est peut-être ça: faire pousser un sens nouveau, de la beauté."
Lectrice passionnée de ses pairs, ses contemporains, de Bernard Noël, poète français – "une sorte de mentor, que je considère comme l’un des poètes les plus importants du XXe siècle […] une écriture très percutante, précise et organique" -, comme d’Anne Hébert et Tristan Tzara, Claudine Bertrand planche ces temps-ci sur un prochain recueil, provisoirement intitulé De rouge assoiffé, dans lequel on assistera à un dialogue entre la poète et la figure du lecteur, ici centrale: "Il est important qu’un écrivain s’arrête et prenne conscience de l’importance d’une chose très simple, souvent tenue pour acquise: il y a quelque part un lecteur qui recevra mes mots, vivra avec eux, d’une manière ou d’une autre. C’est cette idée-là qui est à la base du projet. Il sera écrit pour le lecteur, à son intention personnelle. Il sera le centre du livre, comme son personnage principal. Il me suivra au fil des poèmes, m’accompagnera. Je veux le rendre présent, avec ses attentes, ses questions, le faire apparaître dans l’écriture." Une entreprise de prestidigitation qui, en définitive, s’avère à la fois singulière et fort intrigante. À suivre.
Ailleurs en soi
de Claudine Bertrand
Éd. Domens, 2006, 95 p.