John Irving : Père manquant, fils marqué
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John Irving : Père manquant, fils marqué

John Irving lance cet automne Je te retrouverai, un onzième roman dense, en partie inspiré de sa propre enfance, qui divise la critique et aussi ses lecteurs. Tête-à-tête avec l’écrivain américain.

Je te retrouverai est l’histoire de Jack Burns, un personnage décalé dont on suit d’abord l’enfance aux côtés d’Alice, maman amère et tatoueuse émérite à la recherche du père de Jack – qui les aurait abandonnés. Enfance perturbée pour ce petit personnage qui deviendra acteur célèbre à Hollywood, notamment pour ses rôles de femmes. Violé par une femme plus âgée que lui à 11 ans et toujours orphelin de père, Jack Burns s’est bâti une existence en parallèle, se réfugiant dans la vie des êtres qu’il incarne, entretenant des rapports souvent désengagés avec la plupart des femmes qu’il côtoie.

La recherche du père – un organiste doué, tatoué sur tout le corps – devient peu à peu la quête de Jacks Burns et, par extension, celle de son identité. J’aurais souhaité aimer ce roman puisque, pour une des premières fois, Irving – cet immense écrivain qui nous a donné Le Monde selon Garp, L’OEuvre de Dieu, la part du Diable et Une veuve de papier – y a aussi combattu quelques démons issus de sa propre enfance. Mais une décevante impression de déjà vu et des protagonistes plus difficiles à aimer que leurs prédécesseurs, plus fragiles et désorientés, n’ont pas comblé la fervente lectrice des briques d’Irving que je suis. Plutôt que de gamberger sur ces raisons pendant des feuillets et des feuillets, je suis allée en discuter avec le principal concerné. Rencontre.

Pour la première fois depuis que je vous lis, j’ai eu du mal à m’attacher à vos personnages, à sympathiser avec eux. Je me suis demandé si c’était parce qu’ils nous sont d’abord présentés sous l’angle de leur sexualité… Qu’en pensez-vous?

"La sexualité, dans Je te retrouverai, est une clé. Tous les lecteurs ne sont pas à l’aise avec cette prédisposition, que ce soit en littérature ou au cinéma, particulièrement en Amérique du Nord. J’irais même jusqu’à dire que le continent entier est puritain. Le sujet de la sexualité et la façon dont je l’aborde passent beaucoup mieux en Europe qu’ici, à l’heure actuelle tout spécialement."

Ce roman est spécial pour vous car très proche de votre histoire personnelle. Avez-vous l’impression qu’il vous a permis de faire la paix avec votre passé?

"J’aime installer une bonne distance temporelle entre les choses qui m’ont affecté – que ce soit personnellement ou politiquement – et le moment où je me mets à écrire sur ces événements. La plupart des écrivains qui ont écrit sur la guerre du Vietnam l’ont fait tout de suite après, ou même pendant qu’elle avait lieu. Moi, j’ai écrit mon roman sur le Vietnam (Une prière pour Owen) 20 ans après les événements.

J’ai finalement écrit mon roman le plus autobiographique – inspiré de mon enfance et de mes années d’adolescence – lorsque j’étais dans la cinquantaine avancée. Contrairement à la plupart des auteurs, ce livre à racines autobiographiques n’était pas mon premier ou mon second, mais plutôt mon onzième."

C’est peut-être trop tôt pour le dire, mais croyez-vous que cela transformera votre rapport à l’écriture?

"J’ai déjà terminé quatre chapitres – 160 pages – de mon prochain roman. Je ne veux pas regarder en arrière. Je suis complètement absorbé par cette nouvelle histoire et par mes nouveaux personnages, et comme toujours, je commence par la fin et travaille à rebours sur l’intrigue. C’est beaucoup plus facile pour moi que d’écrire Je te retrouverai, mais honnêtement, n’importe quoi le serait!"

Au départ, vous avez écrit Je te retrouverai à la première personne. Dans l’après-coup, vous avez choisi la troisième. Avez-vous été tenté par le mode autobiographique? Ou vous êtes-vous au contraire senti piégé en allant dans cette direction?

"Je dois préciser que j’ai dû réécrire le livre à la troisième personne parce que je voulais que le lecteur, au départ, se prenne d’affection pour Alice, la mère de Jack. Mais je voulais aussi surprendre mon lecteur par le revirement qui survient au milieu du bouquin, quand Jack découvre qu’on lui a menti. Ça n’aurait pas été possible à la première personne. Le recours à la première personne me renvoyait sans cesse à ma propre existence. Comme Jack, j’ai été agressé sexuellement lorsque j’étais enfant et je n’ai jamais connu mon père. Il fallait sans cesse que je me répète: "Ne sois pas Jack. Laisse le lecteur voir Jack."

Je dois dire que je ne suis pas tenté par une autobiographie. Je n’ai pas eu une vie assez intéressante pour mériter toute cette attention. En fait, ce qu’il y a de plus intéressant avec moi, c’est comment je sais maquiller les événements."

Dans plusieurs de vos livres, arrive une scène où l’on sent toute l’importance accordée par les personnages à des photos de famille. Dans vos univers, celles-ci deviennent aussi inoubliables et marquantes que des tatouages.

"Vous devriez voir ma maison, elle croule sous les photos! Tout le monde est là. Ce sont elles, ces photos de famille, qui m’ont donné l’idée du personnage de Jack Burns comme acteur ayant du succès en incarnant des femmes. Mon grand-père était un fameux personnificateur de femmes au théâtre local. J’ai plus de photos de lui en femme qu’en homme!

Et rappelez-vous la couverture d’Une veuve de papier… (ndlr: un crochet pour suspendre une photo). Oui, je l’admets, dans mon monde, les photos pèsent lourd."

Il y a quelques années, vous avez dit qu’écrire Je te retrouverai était en train de vous tuer. Est-ce le livre le plus difficile sur lequel vous ayez jamais travaillé?

"Je savais qu’écrire le livre m’amènerait à renouer avec quelques souvenirs difficiles reliés à mon enfance et à mon adolescence. Je savais aussi que quand l’écriture serait terminée, j’en retirerais une grande satisfaction. Je suis aussi fier de ce livre que des autres, mais à travers lui, j’ai aussi chassé quelques démons.

Il se peut que le sujet d’un parent manquant ou d’une quelconque relation sexuelle dommageable réapparaisse dans mon prochain roman. Je ne peux prédire qu’ils ont complètement déserté mon système! Comme écrivain, nous ne choisissons pas nos obsessions; ce sont les sujets qui viennent à nous. Mais je ne ressentirai probablement jamais de façon aussi impérative le besoin d’écrire sur ces sujets, en tout cas jamais de façon aussi forte que lors de l’écriture de Je te retrouverai."

Je te retrouverai
de John Irving
Éd. du Seuil, 2006, 856 p.

Je te retrouverai
Je te retrouverai
John Irving
Du Seuil