Normand de Bellefeuille : Les possédés

"Ma tête est un poing doucement serré." Cités en exergue du premier recueil de nouvelles de Normand de Bellefeuille, Ce que disait Alice (L’instant même, 1989), ces mots de Peter Handke auraient tout aussi bien pu chapeauter son second florilège tant l’ambiguïté, l’étrangeté particulière de cette phrase, aussi subtile qu’inquiétante, fait écho à la vibration d’ensemble des textes de Votre appel est important. Car force est de constater que l’esprit et le comportement des personnages s’avèrent "doucement" désaxés, régis par autant de hantises que de singuliers fantasmes. Ainsi basculons-nous dans ces univers décalés où dérapages intérieurs et folies ordinaires redonnent à la condition humaine sa part d’intranquillité.

L’ouvrage s’amorce avec "La seconde mort d’Alice", sorte de clin d’oeil à la figure de cette grand-mère magnifiquement fêlée, l’irréductible "troisième femme de la maison" dans Ce que disait Alice. L’auteur-narrateur fait deux rêves dans lesquels la voix d’Alice se fait entendre. Si, dans le premier, elle l’exhorte à ne plus parler d’elle et à "lui permettre enfin le repos", dans le second, elle l’invite à se mobiliser autour de "tous les autres": "(…) tous les possédés que tu as connus et dont tu n’as jamais osé parler, pense un peu à tous ces autres possédés (…)" Et de Bellefeuille nous met en garde: "Je n’ai aucune inspiration. Je ne sais pas inventer." L’auteur nous enjoignant par là de considérer ces nouvelles comme des portraits réels, des états de faits, on circule donc tout du long dans cette zone indistincte de l’écriture où fiction et réalité fusionnent.

Mais qui sont ces fameux "possédés"? Bien que le titre de la première partie (Les Possédés) puisse nous faire croire que leurs histoires n’appartiennent qu’à ce segment du recueil, ils dominent manifestement les deux autres sections, Enfances et Lectures: ils sont partout. Un homme qui ne cesse de faire le même rêve, à la même heure de la nuit, où l’on sonne à la porte; un maître dans l’art de dresser des listes; un fonctionnaire bouleversé de fascination par la voix féminine d’un répondeur automatique; un écrivain chassant l’âme d’un pont; un autre obsédé par la quête de son unique lecteur; un voyageur aux rituels irrationnels et cycliques; un professeur enseignant dans le silence d’une classe vide; une vieille tante incarnant l’idée même de la maladie… Une galerie de personnages du passé et du présent formant une mosaïque où l’expérience de l’obsession redécouvre ses lettres de noblesse.

Or, le maniérisme, les afféteries stylistiques, la pesante recherche d’élégance de la part de l’auteur font parfois ombrage à ces présences qui, du coup, perdent quelque peu de leur ampleur, devenant presque accessoires, des prétextes d’écriture. Votre appel est important n’en demeure pas moins une oeuvre nécessaire et conséquente dans le parcours de l’auteur (aussi poète, essayiste, romancier), lauréat des prix de la nouvelle Adrienne-Choquette et Radio-Canada pour Ce que disait Alice.

Votre appel est important
de Normand de Bellefeuille
Éd. Québec Amérique, 2006, 152 p.

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