Lisa Moore : Chassés-croisés
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Lisa Moore : Chassés-croisés

Lisa Moore nous offre Alligator, un premier roman tourbillonnant où bonté, rêves, violence et soif de pouvoir traversent St-John’s, Terre-Neuve, comme un laser.

Question littérature, il est assez malheureux de constater la relative pauvreté des liens éditoriaux et le manque d’intérêt qu’entretient le Québec envers le Canada anglais et vice-versa. Quantité de bonnes oeuvres de part et d’autre et si peu, si peu de traductions. Un problème rarement évoqué qu’il faudra tôt ou tard prendre en considération afin de franchir, en tant que lecteurs curieux, exigeants, l’étape ennuyeusement politique de nos éternelles "deux solitudes". Car à lire des oeuvres aussi achevées, toniques et obsédantes qu’Alligator de la Terre-Neuvienne Lisa Moore, force est d’espérer d’autres découvertes de cet ordre. Après Open (2004, en lice pour le prestigieux prix Giller) et Les Chambres nuptiales (2006), deux recueils de nouvelles généreusement singuliers parus chez Boréal, l’auteure nous revient avec un premier opus romanesque, une somme qui, dans sa version originale anglaise, valut à l’écrivaine d’être finaliste une seconde fois pour le prix Giller, le plus important au pays.

Brillamment traduit par Dominique Fortier (comme les deux précédents ouvrages de l’auteure), le récit met en scène six personnages habitant St-John’s et dont les lignes de vie s’entrecroisent, s’enchevêtrent, créant de la sorte un vivarium imprévisible, régi par la clairvoyance chaotique du hasard. Il y a d’abord Colleen, adolescente presque majeure, écoterroriste en herbe astreinte aux travaux communautaires pour avoir bourré de sucre le moteur d’un bulldozer appartenant à une compagnie donnant dans la coupe à blanc. Tandis que sa mère Beverly s’enlise lentement dans le vertige du deuil de son mari, sa tante Madeleine, réalisatrice, espère seulement arriver à bout de son chef-d’oeuvre avant que la maladie ne la mette K.-O. Plus loin, on découvre deux rêveurs à l’hollywoodienne: Frank, jeune homme empathique, pauvre et solitaire, rêvant de faire fortune grâce à ses stands à hot-dogs, et Isobel Turner, aspirante actrice.

La dernière figure principale de cette galerie bigarrée se prénomme Valentin, personnage à considérer comme la bougie d’allumage du roman, pour ne pas dire son moteur à explosion… Ancien champion d’échecs de 45 ans porté sur la bouteille, marin russe brutal, tombeur et désaxé, ce criminel de seconde zone a un plan pour sortir de cette île qu’il déteste et rien ni personne ne saurait l’arrêter. Certains, d’ailleurs, ne seront pas épargnés. Sa détermination n’a d’égale que son déséquilibre: "Il avait l’habitude de compter les marches et les blocs du voisinage, ou les voitures d’un certain modèle, et croyait en un système de châtiment qui touchait quiconque ne faisait pas attention à ces signes." Sympathique, non?

Divisé en plusieurs courts chapitres où évolue un personnage à la fois, Alligator s’avère une redoutable machine narrative conjuguant ingéniosité formelle et poésie du détail. Une oeuvre intrigante et dense comme un abysse, faisant de Lisa Moore une des écrivaines les plus saisissantes du Canada anglais. Rien de moins.

Alligator
de Lisa Moore
Éd. du Boréal, 2006, 312 p.

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