Luc LaRochelle : Vies minuscules
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Luc LaRochelle : Vies minuscules

Luc LaRochelle nous offre ses Fugues en sol d’Amérique, trente et une nouvelles s’insinuant dans les bouleversements silencieux de l’homo americanus.

Lorsque utilisé dans le contexte de l’intime, le mot crise nous donne souvent à imaginer une expérience faite de yeux bouffis, de hauts cris, de vaisselle volante et de portes claquées, un tourbillon furieux qui atteint parfois son point culminant lorsqu’un index nerveux ose le 911. Or, comprenons-le, les plus grandes crises sont les moins spectaculaires, les plus profondes ne font aucun bruit. Elles prennent naissance et évoluent en secret dans le corps et l’esprit, comme un virus, une obsession. Et si elles éclatent au grand jour, si elles jaillissent du silence en d’inextricables répercussions, on comprend soudainement à quel point elles ressemblent à des bêtes sauvages: indomptables, énigmatiques. Il est possible d’avoir ce genre de réflexions en refermant Fugues en sol d’Amérique, quatrième ouvrage du nouvelliste et poète Luc LaRochelle.

Après Ada regardait vers nulle part, un premier recueil de nouvelles elliptique et maîtrisé, Amours et autres détours et Ni le jour ni la nuit, un honnête détour poétique, l’auteur lève le voile sur le destin d’individus embourbés dans le mal-être ordinaire, les désordres du passé et l’illusion d’un présent qui leur appartient pleinement. Des existences stagnantes et en déroute, des êtres vivant dans l’aliénation quotidienne et l’espoir de s’en sortir, de faire un pas, un seul. Mais ne change pas qui veut, et puisque c’est le hasard qui tire les ficelles, c’est davantage par accident que certains, même passé un point de non-retour, arrivent à se dégager d’une vie intenable, se dissolvant dans le néant. D’autres bien sûr continuent à attendre, tantôt engoncés dans une crise sans issue, tantôt soulevés par un bonheur de passage.

En s’attardant aux turbulences intimes du Nord-Américain moyen, qu’il soit serveur ou conseiller financier, ouvrier ou avocat, chômeur ou retraité, LaRochelle brosse un portrait fraternel et inédit de nos contemporains où le souci de transparence et de vérité l’emporte sur toute forme de tentation lyrique ou de virtuosité stylistique. Simple en apparence, pétrie de nuances, l’écriture est taillée sur mesure pour dire vrai, une écriture d’archer qui atteint sa cible sans faire de bruit. Assez clairvoyante pour ne pas trop briller, occuper tout l’espace, l’écriture demeure jusqu’à la fin au service de Ronald Tassé, gérant de station-service; Olivier P., ancien comédien créchant dans un CHSLD; Jean Bazinet, aux prises avec une amante vengeresse; Raymond, excédé par sa femme, l’usine et son mobile home; Estelle, célibataire solitaire sur son balcon l’été; cet homme seul fuyant Noël et s’ennuyant ferme à Cuba; cet autre voyant dans un chien errant la réincarnation d’un ami disparu, etc. Trente et un microclimats où l’humanité est juste assez fragilisée, bousculée, pour se révéler sans apprêt, sans vernis, dans son authenticité la plus dépouillée.

En définitive, une oeuvre qui, par son sens de la mesure et sa sensibilité indéniables, nous remet de front en présence de nous-mêmes.

Fugues en sol d’Amérique
de Luc LaRochelle
Éd. Leméac, 2006, 166 p.

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