Pierre Assouline : Au nom de la rose
Pierre Assouline décortique un épisode marquant de la vie de plusieurs grandes figures littéraires, artistiques, politiques et historiques en explorant un détail révélateur de leur personnalité. Entretien.
Qu’est-ce qu’un "Rosebud"?
"Rosebud, qui signifie en anglais "bouton de rose", c’est le mot énigmatique que murmure Citizen Kane aux ultimes secondes de sa vie. Son rosebud se révélera être le nom que portait la luge de l’enfant qu’il fut, vestige d’un passé à jamais révolu. Ce film culte d’Orson Welles, que j’ai vu et revu des dizaines de fois, m’a profondément marqué. C’est Thompson, l’audacieux reporter qui fouille dans le passé de Kane, qui m’a donné l’envie de devenir biographe. Pour moi, le rosebud, c’est une métaphore. Il s’agit d’un détail révélateur des failles et des secrets de chacun d’entre nous. À partir du prisme très particulier que constitue ce détail, que j’isole de manière subjective et arbitraire, je raconte la vie et l’oeuvre d’un homme. Depuis quelques années, systématiquement, je m’intéresse chez un personnage davantage aux détails qu’à la vue d’ensemble."
Ces "éclats de biographie" ne sont-ils pas une manière de renouveler l’art de la biographie classique?
"C’est un genre que j’ai envie de propager et peut-être même d’accentuer en écrivant d’autres biographies dans le même esprit parce que ma volonté est de renouveler la biographie, qui est un genre qui s’essouffle, un peu vieillot. Enfin, c’est une tentative. Les Anglais ont fait un peu ça, il y a plus d’un siècle, en publiant des petites vignettes biographiques. Moi, j’ai fait ça à ma manière, avec ma propre personnalité d’écrivain. Mais force est de rappeler qu’écrire un éclat de biographie en trente pages très concentrées, ça demande autant de recherches et de travail que si j’avais dû en écrire six cents!"
Comment avez-vous choisi les personnages qui campent dans Rosebud?
"Au départ, j’avais sélectionné une quinzaine de personnages, pas au hasard, car ce sont tous des figures sur lesquelles je travaille depuis des années, qui me hantent. Les personnages qui sont restés dans ce livre me paraissaient s’imposer. Je ne suis pas quelqu’un qui réfléchit beaucoup, je travaille plutôt d’instinct. Donc, si j’ai mis ces chapitres-là dans cet ordre-là, c’est plus par instinct que par un choix délibéré. J’aurais pu choisir d’autres personnages, qui attendent dans un tiroir d’où ils sortiront peut-être un jour ou ne sortiront jamais."
Ce qui frappe en lisant ce livre, c’est qu’il y a un thème commun à tous les personnages: la mort.
"C’est vrai, la mort rôde dans toutes les pages de ce livre. Être taraudé par la sempiternelle question de la mort, c’est une obsession que je partage avec quelques dizaines de milliards d’individus. Là, en l’occurrence, c’est la mort chez les autres et la mort volontaire à l’intérieur de la mort: le suicide. Je ne m’imaginais pas en écrivant ce livre écrire un livre sur la mort. Je m’en suis aperçu après avoir écrit le livre, quand je me suis demandé s’il y avait un point commun entre tous les personnages."
En écrivant Rosebud, n’avez-vous pas écrit aussi votre autobiographie?
"Vous avez sûrement raison. La vraie autobiographie d’un biographe, c’est la somme de toutes ses biographies. Je n’y échappe pas, bien sûr, d’autant plus que dans quelques-uns de ces éclats biographiques, je me suis permis de parler de moi ou des miens à la première personne. La dimension autobiographique est en réalité le coeur du sujet, mais je n’en étais pas conscient en écrivant le livre. Je ne m’en suis rendu compte qu’à la fin, quand le livre était sous presse."
Rosebud. Éclats de biographies
de Pierre Assouline
Éd. Gallimard, 2006, 219 p.
ROSEBUD
Rosebud est un livre fascinant, que l’on peut lire comme une méditation perspicace sur la biographie, les passerelles entre celle-ci et l’Histoire, le roman et toutes les formes d’art, de la peinture en passant par le cinéma et la photographie. Pierre Assouline cherche, traque et revisite la vie d’artistes et de personnalités par le biais inattendu d’un petit détail révélateur: la Rolls-Royce du célèbre romancier britannique Rudyard Kipling, la montre du poète allemand Paul Celan, l’écharpe de Jean Moulin, la canne-siège du photographe Henri Cartier-Bresson, les chaussures neuves que portait le ministre anglais David Owen au mariage de Lady Di, la plaque commémorative liant Balzac et Picasso… Des "ombres de vérité" qui en disent long sur les grands hommes. Magistral!