Stéphane Bourguignon : Une prière américaine
L’écrivain et scénariste Stéphane Bourguignon renoue avec le genre romanesque, plantant pour la première fois son décor en dehors de nos frontières, en plein Midwest américain. Plongée au coeur d’une Amérique mal dans sa peau.
L’immense écrivain américain William Styron, qui vient de disparaître, a dit un jour en entrevue: "Un roman, si on y a mis assez de passion et d’intelligence, peut être plus vrai que toutes les thèses des érudits et forcer la compréhension mieux qu’aucune documentation."
Stéphane Bourguignon est-il un lecteur de Styron? Cela importe peu. Ce qui est certain, c’est que l’auteur du Choix de Sophie, par ces mots, résume parfaitement les motivations de celui qui nous a donné tant de beaux moments de lecture et de télé, depuis une quinzaine d’années, et qui se penche à travers son quatrième roman sur les symptômes inquiétants d’un pays aussi puissant sur l’échiquier mondial qu’affaibli par ses lésions intérieures.
À travers les histoires croisées de Laurie Rivers, une jeune enseignante de Swan Valley, dans l’Idaho, et d’Alice, une élève obèse, gavée qu’elle est par une mère qui l’aime mal, l’auteur met en relief le rapport à la nourriture, à la famille et à l’histoire de nos voisins du Sud, les dérives d’une foi vécue avec des oeillères, les taux de suicide alarmants de certaines régions perdues, où l’on voue à l’arme à feu un véritable culte, sans oublier les difficultés du système d’éducation dans un pays dont le président même enseigne que mentir est louable pour peu qu’il s’agisse d’arriver à ses fins.
ÉTATS D’URGENCE
Après le 11 Septembre, comme plusieurs, Stéphane Bourguignon s’est intéressé comme jamais à la politique de Washington. "Après la réélection de Bush, particulièrement, je suis devenu fasciné par les paradoxes de ce pays-là. Entre autres, je me suis questionné beaucoup sur ce président qui agit souvent comme s’il voulait réparer les erreurs de son père, et n’hésite pas à mentir pour le faire. Qu’est-ce que ça envoie comme signal à un peuple? Même s’il n’y a qu’une fraction des 300 millions d’Américains qui ont été inconsciemment frappés par ses mensonges, est-ce que ça ne peut pas les amener, à un moment ou un autre de leur vie, à poser un geste douteux sur le plan de l’éthique?"
Mise en garde: on est loin ici des charges contre l’administration Bush de Michael Moore ou de celle de Carlos Fuentes à travers son impitoyable Contre Bush (Gallimard, 2004). Ici, c’est bel et bien par le biais de la fiction qu’une critique s’opère, et si on s’intéresse aux répercussions du mensonge, c’est toujours à hauteur d’homme. Et de femme, en l’occurrence. Des gestes douteux sur le plan de l’éthique, Laurie Rivers est sans doute consciente d’en poser, elle qui étire au possible son mandat en mettant sur pied le programme Health for Fun, destiné à rendre la diète attrayante pour les jeunes. Or aider une enfant à maigrir, aider Alice à se sentir plus belle aux yeux des autres et surtout aux siens, cela ne justifie-t-il pas quelques petites entorses au règlement?
Sonde ton coeur, Laurie Rivers, c’est d’abord l’histoire d’une résurrection, celle d’Alice, mais une résurrection qui a un prix. "Sans le savoir, Alice est appelée à réparer, symboliquement, un pan brisé du passé de Laurie [tiens, tiens…]. Mais le réveil de ce passé-là va être très douloureux pour l’enseignante." Pour un envol, une chute.
LE PLANCHER DES VACHES
"Je ne voulais pas arriver avec une critique sociale tranchée, confirme Stéphane Bourguignon. Je voulais faire surgir les choses, les présenter au jour, mais sans trop porter de jugement." Pour y arriver, à travers un environnement aussi éloigné de Montréal – et pas que physiquement -, il fallait bien sûr aller prendre le pouls là-bas. "En deux semaines, j’ai fait tout un circuit: Idaho, Wyoming, Montana. C’était rapide, mais ça m’a permis de comprendre des choses que je n’aurais pas comprises à distance. Pour tout dire, quand j’ai fait ce voyage, j’en étais à la moitié de la rédaction du livre. J’ai aussitôt recommencé depuis le début… Je devais tenir compte de l’incroyable rusticité de cette région rurale, sur tous les plans, du côté extrêmement viril qui teinte les relations, et d’une complète absence de romantisme."
Autant de paramètres qui conditionnent, on s’en doute, les liens avec la nation, la famille, l’Église, et qui rendent l’annonce d’une différence intime, l’homosexualité par exemple, pour le moins délicate. "L’Idaho est un État mormon à 90 %. J’aurais pu ne pas m’en préoccuper beaucoup, mais j’ai décidé de composer avec. Sans démoniser cette religion, même si elle n’a pas bonne presse, j’ai voulu montrer à quel point elle pouvait influencer les rapports humains. Que ce soit au sein du couple de Laurie et de son mari, ou entre Alice et Kevin." Kevin, c’est l’autre protégé de Laurie, qui forme avec Alice un improbable et émouvant tandem, tout empêtré dans les convenances et les croyances, et qui rappelle à leur professeure l’amour blessé de sa jeunesse.
NIVEAUX DE LANGAGE
L’auteur de Tout sur moi et d’un nombre impressionnant de textes trempés dans la réalité québécoise a-t-il hésité longtemps avant d’installer son histoire aux États-Unis? "Non, pas du tout. C’est une question que nous ne devrions jamais nous poser, selon moi. Je n’écrirais pas une série télé qui se déroule là-bas, mais en littérature, on s’adresse au monde entier, même si notre livre n’est pas vendu partout; il y a une portée universelle. En plus, pas besoin d’amener une équipe de tournage là-bas, c’est gratuit!"
Blague à part, Stéphane Bourguignon admet trouver dans l’écriture romanesque une liberté qu’il ne trouve pas ailleurs: "J’adore écrire pour la télé, mais pour moi c’est de l’écriture à l’horizontale: on part sur une idée et on développe, sans pouvoir trop creuser. Le roman, c’est de l’écriture à la verticale: on a une situation initiale, et à partir de là on creuse, on revient en arrière, on extrapole."
Si les médiums sont différents, on retrouve partout ce qui fait la richesse de son langage: l’humanité des personnages, jamais monolithiques, toujours complexes, toujours miroirs de ce que nous sommes tous un peu: égarés. "Mes personnages ne sont jamais ou tout noirs ou tout blancs, c’est vrai. Dans la vie, c’est comme ça de toute façon: chacun est pris avec son maudit personnage, qui n’est pas entièrement méchant, ni entièrement bon. Et on avance avec ça!"
Sonde ton coeur, Laurie Rivers
de Stéphane Bourguignon
Éd. Québec Amérique
2007, 184 p.
CV
On l’associe d’emblée à L’Avaleur de sable, un premier roman paru en 1993, ou encore au succès télévisuel de La Vie, la vie, cette émission mise en ondes à Radio-Canada en 2001 et vendue depuis à la CBC, en France, en Belgique et en Suisse, mais c’est d’abord comme scripteur humoristique que Stéphane Bourguignon s’est fait connaître. Il a en effet collaboré avec les Patrick Huard, Marie-Lise Pilote et Michel Courtemanche, entre autres.
Avec Le Principe du geyser (1996), puis Un peu de fatigue (2002), Bourguignon continue de s’imposer comme écrivain. Peu après avoir accouché d’une nouvelle télésérie, Tout sur moi (actuellement diffusée à Radio-Canada), il signe Sonde ton coeur, Laurie Rivers qu’il dit dans la même lignée que son titre précédent pour l’importance accordée au mythe fondateur américain, mais où il a néanmoins emprunté des voies clairement nouvelles, travaillant au il plutôt qu’au je, au passé simple plutôt qu’au présent…
Le roman, relativement court étant donné tout ce qu’il veut embrasser – certaines thématiques auraient pu y être un brin plus développées -, pose avec acuité une foule de questions brûlantes, celles d’un pays troublé plongé dans une époque trouble. (T.M.-R.)