Loisel & Tripp : Les anges dans nos campagnes
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Loisel & Tripp : Les anges dans nos campagnes

Sur la planète BD, Loisel & Tripp font figure d’extraterrestres. Avec leur sujet tout sauf sexy et leur procédé bicéphale abracadabrant, ils n’en font pas moins la pluie et le beau temps sur le marché du 9e art francophone. Ils nous ont reçu dans leur atelier d’Outremont.

On dirait un squat, une garçonnière, un appartement d’ado. Sous le regard des dizaines de filles à demi nues esquissées au fusain puis épinglées aux murs, un joli capharnaüm: des bouts de papier, des crayons partout, un vieux sofa.

Je prends place sur ledit sofa, intrigué. C’est la première fois que j’entre dans un atelier d’auteurs de bande dessinée – au fait, ne jamais prononcer le terme "bédéiste" devant Loisel & Tripp, sous peine de recevoir un coup de stylo. "Vous connaissez beaucoup de professionnels, vous, qui accepteraient que le nom de leur emploi provienne d’une abréviation? Est-ce qu’on dit des "tévéistes"?" questionne Tripp, intransigeant sur la question.

C’est ma première fois, donc, et il règne ici une atmosphère unique, à la fois monastique et festive. Il y a du plaisir, oui, mais il y a aussi un énorme boulot derrière la série Magasin général, dont le tome 2, paru il y a peu, occupe les premières lignes des palmarès de vente, ici comme en France. "Ça a bien marché, oui", disent en choeur les colorés créateurs, avec l’air de gamins qui ont réussi un mauvais coup sans se faire prendre.

Bienvenue à Notre-Dame-des-Lacs, un village reculé du Québec des années 20. Au centre de l’histoire, il y a Marie, dont le mari, tenancier du magasin général du village, a cassé sa pipe au début du tome 1. Dans ce deuxième tome, Serge, le fameux survenant qui était débarqué dans le village peu après les obsèques, va inquiéter puis fasciner les villageois, lui qui a parcouru le monde, qui connaît tant de choses, et qui va se lancer dans un projet fou: ouvrir, avec l’aide d’une Marie de moins en moins indifférente à son charme, un restaurant gastronomique en plein coeur de Notre-Dame-des-Lacs! Tout ça se déroule sous l’oeil irrité du défunt mari qui, du haut du ciel, voit le bel étranger comme une menace pour sa Marie…

LES DEUX FONT LA PAIRE

Dans chacune des cases de Magasin général, dans ces lignes soignées, inspirées, dans cette atmosphère tellement vivante, il y a une singulière alchimie des talents. Alors que les BD sont le plus souvent l’oeuvre d’un dessinateur et d’un scénariste, celle-ci est véritablement coécrite et codessinée… "C’est très particulier pour nous, dit Tripp, celui qui a eu l’intuition, au départ, qu’une création à quatre mains avec Loisel pouvait être un pari gagnant. Chacun doit accepter que le résultat lui échappe un peu. Moi, chose certaine, ça me demande d’élargir mon vocabulaire graphique."

"Nous avons réalisé que ce que je n’aimais pas faire, lui adorait ça, et inversement, renchérit Loisel, donc nous nous complétons vraiment très bien. Moi, par exemple, j’aime coucher les traits principaux, le crayonné, mais la finition m’ennuie un peu. Jean-Louis, il adore ça!" L’effet est spectaculaire.

Lors d’une étape ultérieure, nos deux auteurs de bande dessinée vont faire appel à leur ami Jimmy Beaulieu, bien connu dans le milieu du 9e art québécois, histoire de "vérifier" la langue de leurs personnages, histoire de la rendre aussi crédible pour le lecteur d’ici que compréhensible pour le lecteur français.

La véracité du langage importe, donc, mais qu’en est-il de celle des lieux, de l’époque? "Je pars souvent du très petit pour recréer un environnement complet, explique Loisel. Pour Notre-Dame-des-Lacs, je fais pareil. Nous avons lu, fouillé, certains éléments sont vérifiables. Notre point de départ est documenté, autrement dit, mais après, c’est l’imaginaire qui prend le relais." D’où cette exquise impression, pour le lecteur de Magasin général, d’être bel et bien dans le Québec rural d’antan, mais aussi ailleurs, dans un endroit inventé.

À venir dans cette série, qui devait compter trois tomes mais en comptera finalement sept, de grands rebondissements. "Nous savons exactement où nous allons", assure Tripp avec un sourire en coin et l’oeil de celui qui se prépare à nous surprendre, et surtout de celui qui prend son pied, à fond.

Nous c’est pareil.

Magasin général, tome 2 – Serge
de Loisel & Tripp
couleurs de François Lapierre
Éd. Casterman, 2006, 72 p.

C.V.

Au milieu des années 70, alors que la bande dessinée adulte est en plein essor, Régis Loisel collabore à différentes revues, dont Pilote et Mormoil. Dans les années 80, sa carrière explose avec la série La Quête de l’oiseau du temps (Dargaud), scénarisée par Serge Le Tendre. Vient ensuite une autre série à succès, Peter Pan (Vents d’Ouest). Loisel vit aujourd’hui à Montréal.

En début de carrière, Jean-Louis Tripp publie dans Métal Hurlant et chez Futuropolis. À partir de 1983, il fait paraître chez Milan sa première série, Jacques Gallard, puis contribue à différents albums collectifs, tel Le Violon et l’Archer (Casterman). Après un détour du côté de la peinture, la sculpture et l’enseignement, il revient à la BD en 2002 lors d’une collaboration avec Didier Tronchet (Le Nouveau Jean-Claude, Albin Michel). Depuis quelques années, il partage son temps entre la France et le Québec.

La série Magasin général, fruit de leur étonnante collaboration, hérite des traits et atmosphères de leurs travaux respectifs, mais c’est bel et bien un troisième auteur, virtuel, qui en signe les planches.

Magasin général, tome 2: Serge
Magasin général, tome 2: Serge
Loisel & Tripp
Casterman