Anne-Rose Gorroz : Serrer les liens
Anne-Rose Gorroz confronte rapports de force, identités et désir sexuels dans son premier roman, L’Homme ligoté.
Nouvellement amourachée d’un cadre d’entreprise – grand garçon propre, divorcé et père de deux enfants -, une femme s’étonne de la pudeur dont celui-ci fait preuve à leur première rencontre. Entrant enfin chez lui un soir, à son invitation, elle retrouve l’homme étendu sur son lit, cagoulé, mains menottées derrière le dos et vêtu d’un porte-jarretelles, d’un corset et de talons aiguilles: corps féminisé, immobilisé, offert à son désir, à son regard. Plutôt que de fuir les lieux, elle décide de "jouer le jeu", un jeu bien étrange pour celle qui aurait préféré une sexualité dépourvue de faux-semblants et qui ne serait qu’excitation, bien-être, complicité… Au fil de leurs rencontres, où se déclinent différents scénarios de bondage élaborés par l’homme (incapable d’éprouver du plaisir autrement), s’établit un système où la femme assume le rôle de la prédatrice, parfaitement consciente que le pouvoir est entre les mains de la victime.
Littérature complaisante ou racoleuse, énième variation sur le thème du dominant dominé? Si L’Homme ligoté parvient à échapper aux doutes qu’il soulevait avant sa lecture, c’est que la nouveauté du point de vue et la finesse de l’écriture d’Anne-Rose Gorroz sauvent la mise à tout coup. Livre anti-pornographique, peu susceptible d’émoustiller le lecteur (et restant par ailleurs dépourvu d’humour), ce roman brille en effet par le verbe habile de la voix féminine qui le porte, par son désir (exprimé de façon lyrique) du corps masculin. Un corps d’homme le plus souvent inerte et fragile, associé à une "terre glaise" dans laquelle la narratrice façonnera rien de moins qu’une "oeuvre" où se fondre.
Le récit de Gorroz reste celui d’une obsession, celle d’une femme qui voit son existence "s’amenuiser, se rapetisser comme peau de chagrin" à mesure qu’elle se consacre à cette relation qui n’a de classique que la peur de l’engagement masculine: "être attaché était ton message: tes mains liées me signifiaient clairement que tu ne pouvais rien me donner". Initiée aux "aspérités monstrueuses" d’une sexualité instrumentalisée (avec son lot de godemichés, muselières, strings, licous, cuissards, colliers de chien, et j’en passe), la narratrice souffrira plus que tout des silences de l’autre, ces métaphoriques "cordes d’ombre, bien ficelées" de sa nouvelle existence. Ainsi sommes-nous appelés, en lisant L’Homme ligoté, à appréhender toute relation intime à travers le prisme de ce fétichisme, là où "les mots mêmes sont doubles", où "attache, attachement, lien, résonnent et se dédoublent, font écho".
L’Homme ligoté
d’Anne-Rose Gorroz
Éd. du Boréal, 2007, 170 p.
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