Le Septentrion : Crever l’écran
Le Septentrion publie Chroniques d’une mère indigne, Lucie le chien et Un taxi la nuit, trois livres directement tirés de blogues. Le phénomène n’est pas nouveau en France et aux États-Unis, mais c’est la première fois que l’on s’avise ici d’y dédier une collection. Tendance éphémère ou signe des temps?
À la Brasserie RJ ce soir-là, trois auteurs qui ne ressemblaient à première vue ni à une mère indigne, ni à un chien, ni à un chauffeur de taxi lyrique dédicaçaient leurs livres. Quelques jours auparavant, Caroline Allard, Sophie Bienvenu et Pierre-Léon Lalonde signaient encore anonymement leurs billets auto-publiés sur le web. Aujourd’hui, ils s’affichent au grand jour à côté de leurs oeuvres imprimées, celles-là mêmes qui donnent le coup d’envoi à la nouvelle collection Hamac-Carnets. Le public bien étoffé, composé en bonne partie d’autres blogueurs (on fêtait aussi le septième anniversaire des réunions YULblog), se pressait en masse autour d’eux. L’événement a à peine été annoncé sur quelques sites et le bouche à oreille a fait le reste. Ce n’est pas pour rien que l’on parle de communauté, chez les blogueurs…
VEDETTES DE LA BLOGOSPHÈRE
Que se passe-t-il pour que ces trois blogues génèrent autant d’attention (et de clics)? Sur celui d’Un taxi la nuit, Pierre-Léon Lalonde raconte les rues de Montréal et la faune nocturne qui défile sur le siège arrière de sa voiture. Ces rencontres éphémères que l’on fait le temps d’une course ou d’un récit (drogués, motards, jolies femmes, politiciens et gens très saouls) deviennent chez Lalonde les personnages d’un road-trip à la fois sordide et traversé d’éclats de poésie.
Mère Indigne (alias Caroline Allard) fait plutôt dans la vie de famille revue et corrigée à travers une plume trempée dans l’humour et le vitriol. Entre un doctorat en philosophie et "une vie sale parsemée de couches bien remplies", elle raconte le quotidien d’une mère imparfaite, sorte de Bridget Jones mariée et québécoise, plongeant ses lecteurs tour à tour dans les affres de la consternation et du fou rire.
Quant à Lucie-le-chien (signé par Sophie Bienvenu), un blogue désormais fermé, il racontait la vie vue du haut de quatre pattes appartenant à une petite chienne persuadée d’être le centre de l’univers. "Un délire", selon son auteure, mais un délire qui a la force, la drôlerie et la naïveté de ces récits d’enfants qui observent impertinemment le monde.
DU WEB AU PAPIER
À eux trois, ces blogues présentent des qualités littéraires si évidentes qu’il semble naturel de les voir évoluer vers l’édition traditionnelle. Pourtant, l’idée est paradoxale. Alors que le domaine de l’édition connaît de plus en plus de difficultés reliées aux coûts de production, alors que l’écriture migre vers d’autres supports que le papier, pourquoi vouloir y importer un contenu qui a déjà été disponible gratuitement sur le web? Et qu’est-ce que la publication sur papier apportera de plus à ces blogues déjà très fréquentés?
Pour l’éditeur Gilles Herman, l’idée est d’aller chercher un bassin de lecteurs plus traditionnels et de miser sur la durabilité du médium: "On veut combler les besoins des gens qui veulent s’accaparer quelque chose de physique, non pas de virtuel. Ils veulent un livre qu’ils pourront garder, alors que les blogues sont un phénomène qui est apparu et qui peut tout aussi bien disparaître du jour au lendemain." L’Internet est aussi un formidable moyen de diffusion, qui permet autant de découvertes littéraires: "Il y a de moins en moins d’éditeurs qui prennent le risque de publier de nouveaux auteurs, affirme M. Herman, mais nous avons pris le risque contraire. Nous nous sommes dit que s’il y avait tellement de gens qui publiaient sur Internet, il y avait sûrement là quelque chose d’intéressant." Il faut dire aussi que ces nouveaux auteurs avaient déjà un bassin de plusieurs milliers de lecteurs, avant même d’être publiés!
Si leurs univers et leurs styles sont bien distincts, les trois blogueurs ont en commun la brièveté des récits et l’interaction avec leurs lecteurs… La forme du blogue encourage-t-elle donc un certain type d’écriture? Pour Caroline Allard, oui. Surtout pour ce qui est des commentaires de lecteurs: "Ils m’ont fait évoluer, parce que j’ai vu ce qui faisait rire les gens, les personnages sur lesquels ils accrochaient en particulier. Ça m’a donné des idées, comme de faire un suivi narratif avec ces personnages." Pour Pierre-Léon Lalonde, les commentaires des lecteurs ont été une forme positive de pression: "La correspondance que ça génère, c’est un contact et un catalyseur d’écriture qu’un écrivain traditionnel n’a pas nécessairement." À suivre…
Éd. du Septentrion
Coll. "Hamac-carnets", 2007
À lire si vous aimez
www.mereindigne.com
http://taxidenuit.blogspot.com
www.zerotom.net (Le blogue de Lucie-le-chien a été fermé, mais Sophie Bienvenu, elle, continue à écrire.)