Sylvain Campeau et Yannick Renaud : Le corps géographique
Sylvain Campeau et Yannick Renaud parlent, chacun à leur manière, du corps comme un territoire vivant qui permet l’exploration, mais qui survit à son propriétaire.
Il arrive, du moins en poésie, que le corps soit habité par un vent qui sème le doute, qui souffle dans une ossature qui tente, les os joints en prière, de protéger la demeure. Nous ne serions donc que de simples passagers de notre corps, mais libres de l’investir, d’accorder notre pas au rythme qu’il laisse entendre.
Si, chez Yannick Renaud, le temps semble représenter une notion incontrôlable, mais contrôlante, chez Sylvain Campeau, on prend le parti de l’instant, tant pour vivre en la demeure que pour oublier l’extérieur. Pendant que la poésie de Campeau plonge dans le corps, celle de Renaud tente, sinon d’en sortir, du moins d’en accepter les règles. Mais peu importe l’angle, les deux recueils proposent une poésie pleinement consciente des enjeux de l’instant et du temps qui passe.
LE CORPS HABITE
De ses recueils passés, Sylvain Campeau conserve le souffle et cette manière de dire et de redire avec sans cesse de nouvelles images. Aussi, avec Planète, organes, son cinquième recueil, le "nous" revient conjuguer les regards et élever la pénétration du corps – au sens clinique et métaphysique – dans le champ du spirituel. C’est que la démarche méditative fait ici corps avec la matérialité. On nomme, on s’expose et se commet pour libérer les mots, les idées, et franchir des épreuves, des rituels de passage qui permettent d’accéder à l’abandon et à d’autres sens, à d’autres vues. À ce sujet, les titres des sections parlent d’eux-mêmes: "Échos des membres et parties", "Conjuguer les organes", "Dans le suc et la pierre", "Loger l’organe", "Mort", et la dernière, "Ondées, ruées, paysages".
Si la disposition typographique agace et justifie peu l’étrange coupure des vers, laissant parfois de un à trois mots sur une ligne sans aucune force indépendante, chaque page donne une assez forte impression, comme si l’ensemble du poème ramassait le tout et générait une image globale intéressante. Il se dégage aussi une musique répétitive mais captivante de ce rythme saccadé. Et le défi d’habiter le corps et de laisser le reste en orbite, si tel était un des buts du recueil, est relevé.
On navigue aisément dans ces poèmes sensuels, pratiquement possédés, qui composent un recueil fluide, explorant la géographie des corps et le territoire des organes. Évidemment, l’évolution du recueil rappelle l’acte sexuel, la nuit exploratrice jusqu’au matin où, dans la banalité du soleil, les corps épuisés apprivoisent un autre type d’intimité et font face au paysage. Un autre défi en perspective.
LE CORPS HABITABLE
"Le paysage est ce que tu portes derrière les yeux", nous dit Yannick Renaud dans La Disparition des idées, un recueil sur l’errance, le deuil et la séparation. Déjà, dans Taxidermie (Herbes rouges, 2005), son premier et précédent recueil, l’auteur né à Beauport en 1978 s’intéressait au mouvement et se préoccupait du temps. Si la chorégraphie d’alors dessinait un couple qui craignait la déchirure mais avançait au-delà des limites, le nouveau recueil situe son mouvement plutôt dans la désillusion, dans l’errance suivant, justement, la rencontre des limites. Et la plus grande limite serait en quelque sorte le temps, celui accordé au passager du corps.
La démarche pour abandonner certaines pensées, pour apprendre le deuil, passe ici, entre autres, par la marche. On y promène le corps et on souhaite, en cours de route, perdre les voix qui martèlent la tête. On aspire tantôt au silence, et plus tard, on s’abandonne aussi à la langue des poètes. Mais sous la peau qui s’use peu à peu, on apprivoise davantage la perte de l’être aimé que son incontournable propre mort, et pour l’instant, il faut vivre, vieillir, habiter son corps.
Le livre est bien mené, et comme pour le précédent opus de Renaud, d’une écriture assez près de la prose. La langue est simple et belle, et autre bon point: l’auteur évite de nous servir ses réflexions pour des vérités. Sur le plan du sujet et de la recherche formelle, il s’agit sans aucun doute de l’oeuvre d’un jeune auteur, mais le projet est de qualité, et nous prouve que Renaud continue d’avancer après un premier recueil remarquable.
En somme, deux bons livres de teneur et de facture différentes, qui vont avec rigueur au bout de leur projet, et même le dépassent et ouvrent de nouvelles pistes.
Planète, organes
de Sylvain Campeau
Éd. Triptyque, 2007, 86 p.
La Disparition des idées
de Yannick Renaud
Éd. Les Herbes rouges, 2006, 54 p.
À lire si vous aimez
Théophanies d’Angel Crespo (pour Campeau)
Poésies de Sandro Penna (pour Renaud)