Emmanuel Carrère : Roulette russe
Emmanuel Carrère, dans un roman autobiographique bouleversant, remonte aux sources russes de son histoire familiale pour dévoiler un secret terrifiant.
Sept ans après L’Adversaire, une oeuvre pathétique relatant l’itinéraire funeste d’un meurtrier mythomane, Emmanuel Carrère signe Un roman russe, un récit autobiographique bouleversant et maîtrisé grâce auquel il conjure l’ombre qui planait sur sa famille, un terrible secret enfoui depuis plusieurs décades que sa mère, l’historienne et académicienne Hélène Carrère d’Encausse, l’a imploré de ne pas dévoiler avant sa mort: le destin tragique de son grand-père maternel, Georges Zourabichvili. Cet aristocrate hongrois déraciné par la Révolution russe, émigré en France dans les années 1920, a disparu à Bordeaux en 1944. Il a été exécuté pour faits de collaboration avec les nazis.
La psychanalyse et la littérature ont enseigné à Emmanuel Carrère que les fantômes s’incrustent dans les familles pour les hanter sur plusieurs générations et que les tabous, s’ils ne sont pas levés, broient les âmes. C’est pour cette raison qu’il a transgressé sans ambages cet interdit familial.
Pour exorciser la faute de son grand-père, l’écrivain se lance éperdument dans une quête de la délivrance en sillonnant les territoires où vécurent ses ancêtres. Il se retrouve à Kotelnitch, le trou du monde slave, une cité délabrée au coeur du désert russe. Il revit en spectateur ce qu’a vécu son grand-père: la misère, le désespoir d’une myriade de villageois aux abois qui, chaque jour, luttaient désespérément pour leur survie. Il rencontre un paysan hongrois enrôlé de force dans la Wehrmacht, capturé par l’Armée rouge en 1944, interné pendant 56 ans dans un hôpital psychiatrique russe et rapatrié à Budapest il y a seulement 7 ans. Obnubilé par ce personnage mystérieux, il lui consacre un documentaire. Les souvenirs familiaux remontent alors à la surface.
Sur l’histoire de ce soldat hongrois vient se superposer celle de son grand-père déchu. Ces deux récits très poignants, qui se chevauchent, s’entremêlent à un troisième récit: l’histoire d’amour compliquée que l’écrivain a nouée parallèlement, à Paris, avec une jeune femme prénommée Sophie. En 2002, Emmanuel Carrère publie dans le journal Le Monde une nouvelle érotique qui, contrairement à son attente, va le conduire à se séparer de la femme qu’il aime, pour laquelle précisément il avait écrit ce texte torride, où l’érotisme est à son zénith. Le lecteur pressent vite que cette liaison tumultueuse est vouée à l’échec. Carrère dépeint des scènes de sa vie conjugale avec beaucoup d’humour et, parfois, avec un cynisme cru. Il ose des scènes érotiques, magnifiques et sans le moindre tabou, placées au même niveau que la quête de ses origines familiales. On apprend, au détour d’une page, qu’il suit une analyse. Une auto-analyse lucide et implacable qui déborde dans le roman et nous prend à partie.
Emmanuel Carrère termine son livre d’une façon très émouvante par une courte lettre adressée à sa mère qui commence par un cri d’enfant: "Maman!" Il apprend à nager, il avance en barbotant vers sa mère. Elle lui sourit. Elle l’attend. Et il sait qu’il ne pourra exister d’autre femme qu’elle, avant une autre vie à venir que lui seul pourra donner. Il lui demande pardon de l’avoir tuée. Mais il le fallait, c’était elle ou l’écrivain qu’il veut être!
Un roman russe est une oeuvre puissante sur la folie des hommes, leurs secrets, leurs mensonges, leurs perfidies. Ce récit enfiévré et passionnant est une plongée vertigineuse dans la conscience taraudée d’un homme dérouté décidé à aller au bout de lui-même, au prix d’une douloureuse quête du passé et des blessures enfouies de l’histoire familiale. Dans un espace romanesque moins ample, plus intime, que celui de ses livres précédents, l’auteur de La Classe de neige manifeste à nouveau sa parfaite maîtrise du style et de la composition. Un grand tour de force littéraire. Admirable!
Un roman russe
d’Emmanuel Carrère
Éd. P.O.L., 2007, 358 p.