Jane Urquhart : La mémoire de l'eau
Livres

Jane Urquhart : La mémoire de l’eau

Les Rescapés du Styx, roman célébrant autant l’inconnu de l’avenir qu’un passé avec lequel nous devons composer, captive le lecteur, qui ne se retrouve jamais loin du Saint-Laurent ou du lac Ontario. Rencontre avec Jane Urquhart.

Quand la version anglaise est sortie, il a un an et demi, cela faisait déjà deux ans que Jane Urquhart avait déposé le stylo pour laisser aller l’objet dans les mains de ses nombreux lecteurs. "Après tout ce temps, je suis très contente de ce livre. D’abord, il faut dire que je l’ai commencé à un moment où j’étais plutôt confiante en mon travail. Je pouvais donc prendre davantage de risques. Je me suis dit: j’ai fait suffisamment de livres pour me permettre d’écrire quelque chose qui ne plaira peut-être pas à certains." Or ce livre était de ceux qui urgent; elle ressentait le besoin de le faire. "Je voulais pousser mon écriture un peu plus loin, me dépasser."

Jane Urquhart croit que les échos positifs qu’elle a reçus au fil des ans ne sont pas étrangers au fait qu’elle s’autorise à avancer sur des terrains plus glissants, au risque de perdre (ce qui n’est pas vraiment arrivé!) une partie de son lectorat. Elle ne voit pas non plus d’un mauvais oeil le fait que son lectorat se trouve bouleversé dans ses habitudes de lecture: "Si certains sont dérangés par mon nouveau livre, je dirais que c’est bon signe: on ne peut s’imiter soi-même!"

Bien que le territoire, la mémoire et le passé fassent toujours partie des sujets qui jalonnent son style, d’une finesse constante, il n’est pas question pour l’écrivaine de réécrire le même livre. Tout, dans le ton et le rythme, dénote un travail singulier qui renforce une signature plus affranchie que jamais. "J’ai peut-être repoussé les frontières de l’enveloppe, mais c’est toujours ma voix qu’elle contient", précise-t-elle.

"Je ne fais pas de plan et je n’ai pas d’idées préalables à propos de la direction formelle que mon écriture prendra lorsque j’écris mes premières lignes, poursuit Urquhart. Mon écriture répond beaucoup à la cadence de la langue, au rythme de ma parole, aux différents sons que le langage engendre lorsque je couche les mots sur la page. Et ma traductrice, Anne Rabinovitch, avec qui je travaille depuis plusieurs années, comprend bien mon ton. Non seulement elle connaît bien les rouages de mon écriture, mais c’est aussi une amie qui est habituée à ma voix et au souffle de ma parole."

LA DISPARITION

Le ton si personnel de son écriture, on le perçoit effectivement dans l’échange avec l’écrivaine, qui s’exprime avec précision, de manière posée. Comme dans ses livres, elle ne sous-estime pas son interlocuteur en tentant de tout expliquer: les mots et les images font tout le travail. Elle ne force pas le rythme ni ne met trop d’intention dans l’atmosphère; on se laisse guider, simplement, par le flot de ses idées qui témoignent d’un regard aiguisé sur la société et sur l’histoire dont elle est tributaire. "Plusieurs écrivains racontent des histoires qui proviennent des personnages; les miennes surgissent d’abord du paysage." Comme si les lieux, empreints de mémoires, laissaient dériver des histoires captivantes qu’Urquhart sait intercepter et nous rendre avec une valeur ajoutée: l’imagination. Et si le roman prend racine dans le passé, l’action se déroule au présent avec des personnages bien contemporains. "Le passé est une preuve du présent", ajoute-t-elle.

Une île près de Kingston, en Ontario, où une industrie forestière sévit, un corps de femme trouvé dans une eau glacée (une image d’horreur: elle fut trouvée droite, avec la moitié du corps hors de l’eau!) et un hôtel pratiquement enseveli sous le sable furent trois des images qui servirent de moteur d’écriture pour Les Rescapés du Styx (dont le titre original est Map of Glass). Chassé-croisé de récits et d’époques, d’anecdotes historiques et de réflexions sur l’art, et forcément sur l’éphémère, sur les traces, les vestiges, la dégradation comme l’édification, sur la perte et, en quelque sorte, sur le sens du courant.

Septième livre publié en français depuis Niagara (1991), le roman possède un pouvoir d’évocation remarquable. Plus énigmatique que Les Amants de pierre (2005), il apparaît assez près du Peintre du lac (1998), qui valut à son auteure le Prix du Gouverneur général. Mais le travail s’approfondit et la traduction, plus que jamais, rend justice au talent exceptionnel de l’écrivaine canadienne.

Les Rescapés du Styx
de Jane Urquhart
Éd. Fides, 2007, 412 p.

Les Rescapés du Styx
Les Rescapés du Styx
Jane Urquhart
Fides