Esther Croft : Dernières volontés
Esther Croft renoue avec le genre de la nouvelle dans Le Reste du temps, un recueil aux accents tragiques et familiers.
Esther Croft demeure une authentique auteure de nouvelles. Avant Le Reste du temps, elle a publié trois recueils consacrés à ce genre littéraire (dont le très beau Au commencement était le froid, prix Adrienne-Choquette 1994). Son dernier livre, De belles paroles (paru en 2002), qui est aussi son unique roman, était à l’origine une nouvelle qui a fini par prendre de l’ampleur. Dans cette oeuvre au titre bien choisi, une héroïne restait blessée par les paroles envoûtantes d’un homme jadis aimé. Croft, qui fut étudiante de Roland Barthes et d’Hélène Cixous au milieu des années 70, y méditait sur le pouvoir des mots sur fond d’aphasie, de silence et de non-dit.
Il y a beaucoup de cette douloureuse difficulté à communiquer dans Le Reste du temps, où divers personnages font face à des malaises familiaux et conjugaux qui les minent peu à peu. C’est ainsi qu’une jeune fille souffre de ne pouvoir correspondre à l’image idéale que ses parents se faisaient d’elle avant sa naissance, la laissant aux prises avec un cruel dilemme: "s’annuler elle-même ou se laisser anéantir par le regard des autres". Ailleurs, c’est un père (ministre de l’Éducation, par une triste ironie) qui déçoit le fils gâté qu’il a élevé seul, regrettant finalement de lui avoir tant sacrifié. Et tandis qu’un autre homme, aspirant écrivain, se sent écrasé par les succès professionnels de son frère aîné, un couple blessé et divorcé se ressoude naturellement autour du lit d’hôpital d’un fils unique plongé dans le coma.
Précisons que lorsqu’il s’agit de tracer le cadre de ses récits, Esther Croft ne pèche pas par excès de diversité. Elle opte d’emblée pour son milieu social d’origine, un univers dénué d’exotisme et aux potentialités littéraires que l’on pourrait croire réduites: la bourgeoisie de Québec. Fabriqués dans le même moule, ses nombreux personnages arborent tous des noms francophones, exercent des professions libérales dans la fonction publique, vivent en couple monogame, achètent leur fromage au lait cru au marché du Vieux-Port… Une uniformité culturelle qui peut lasser, mais que l’on peut aussi considérer comme une façon pour l’écrivaine de s’en tenir à l’essentiel.
Car ce que partagent subtilement cette dizaine de textes, qui flirtent tous plus ou moins avec la fin de la vie, avec la conscience aiguë des derniers instants (propices aux bilans ou à l’exercice d’une ultime volonté), c’est de tendre vers l’universel. Dans la chance qui lui est parfois offerte d’un bref sursis, d’un recommencement factice mais bienfaisant, l’homme est "heureux de pressentir le tremblement d’un désir, si humble soit-il". De la même façon faut-il lire chez Esther Croft la prégnance de l’univers médical. Carrefour obligé de nos destinées modernes, lieu du diagnostic, de la remise en question et de la rémission, celui-ci constitue l’arrière-plan original d’un livre dédié à toutes ces choses qui, un jour ou l’autre, seront notre domaine familier.
Le Reste du temps
d’Esther Croft
XYZ éditeur, coll. "Romanichels"
2007, 104 p.
À lire si vous aimez:
De belles paroles d’Esther Croft
Contes du temps qui passe de Véronique Bessens
Au nord de nos vies de Jean Désy