Lakis Proguidis : Enfance de l’art
Lakis Proguidis est à la barre de L’Atelier du roman, une revue littéraire de haut vol, aussi captivante que rigoureuse. Entretien avec un homme libre.
Essayiste, professeur, docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris), Lakis Proguidis est d’abord un passionné du genre romanesque. Passion qui l’a mené, en 1993, à fonder L’Atelier du roman, une revue trimestrielle coéditée depuis 2005 par Flammarion et Boréal, et qui rassemble chaque fois des signatures fortes, celles d’écrivains qui ne tiennent pas leur art pour acquis (dans le numéro 49, actuellement en kiosque, on peut lire les François Taillandier, Fernando Arrabal, François Ricard et plusieurs autres, en plus d’apprécier les dessins exclusifs du célèbre Sempé, glissés entre les articles, histoire de conjuguer le sourire intelligent à la réflexion).
Nous avons adressé quelques questions à Lakis Proguidis, qui vit désormais à Montréal, au sujet de sa revue et du roman en général; nous avons obtenu des réponses – on parle ici de roman, pouvait-il en être autrement? – qui embrassent la société occidentale actuelle dans son ensemble.
En 2007, il reste bien peu de revues de la nature de L’Atelier du roman, qui n’a rien d’aride, mais qui est clairement dans le registre de l’étude approfondie, de la réflexion. À l’heure où les revues, même littéraires, évacuent de plus en plus les dossiers substantiels au profit de vignettes accompagnées d’éléments visuels chatoyants, où situez-vous la vôtre? Quel rôle joue-t-elle, selon vous?
"On dit que, avant son dernier soupir, l’homme a droit à un regard lucide sur l’ensemble de sa vie. Or, contrairement à la mort physique, durant laquelle cette sorte de lucidité est pour ainsi dire inutile, la mort d’une valeur culturelle (comme une revue par exemple) peut être, outre l’occasion d’un regard nostalgique sur ce que nous sommes en train de perdre, l’occasion également de recréer la valeur menacée. Recréer ne signifie ni imiter ni adapter aux impératifs du monde actuel ce qui a été jadis fait avec succès. On ne peut pas répéter l’expérience de la Nouvelle Revue Française des années 20 ou de la revue Liberté des années 70. À leur fondation, ces revues s’inquiétaient de tout autre chose que de leur propre survie. Bien entendu, de nos jours, les revues littéraires ne cessent de proliférer. Le plus souvent de manière suicidaire. C’est qu’au lieu d’être des foyers de réflexion libre, paniquées devant l’éventualité de leur disparition, elles font leurs les méthodes et les moyens par lesquels notre monde tient debout et se pérennise. Point de distance. Résultat: elles se marginalisent chaque jour davantage. Soyons cependant justes. Avoir de la distance était "ancestralement" un acquis "naturel". Réfléchir signifiait justement que la distance par rapport au monde était quelque chose d’enraciné dans chaque âme individuelle. Maintenant, dans un monde qui s’efforce à aligner sur sa raison d’être nos comportements, nos goûts, nos sentiments, nos fantasmes et notre façon de raisonner et de parler, prendre de la distance devient une affaire extrêmement difficile. Voilà, c’est dans cette direction-là qu’on peut chercher le rôle de L’Atelier du roman: créer la dissonance là où tout concourt à l’harmonie mortuaire."
L’art romanesque vous semble-t-il entretenir le même rapport avec l’imaginaire collectif qu’il y a 20, 30 ou 40 ans? Le roman est-il toujours le territoire nécessaire du paradoxe et des contradictions de la nature humaine, comme l’ont défini certaines de ses figures de proue?
"La mort des revues littéraires – mort de la valeur et pas de l’objet, s’entend – est la conséquence immédiate de la mort de l’imaginaire collectif. Depuis quelques décennies déjà, l’homme occidental veut que la terre entière soit peuplée de sociétés "mosaïques" juxtaposant individus et groupes isolés. La notion d’imaginaire collectif ne dit plus rien à personne. À l’heure actuelle, il n’est plus question que de désirs individuels et d’appartenances. Mais imaginaire collectif rime avec dialogue, avec peuple, avec volonté de transcender nos intérêts particuliers, avec participation à la création d’une civilisation, bref, avec art. Là aussi, comme dans le cas des revues littéraires, rien n’est joué de manière inéluctable. Quoique tout semble contribuer à la réduction du monde à un conglomérat d’entités identiques et fermées, donc à la mort de l’art, le roman, l’art du roman, le roman qui renouvelle vaillamment sa tradition, semble peu enclin à suivre la pente. Rien d’étonnant à cela. S’il s’exclut de ce monde-ci, ce n’est pas par je ne sais quel esprit de révolte ou de résistance mais par la nécessité d’être fidèle à son essence. Étant par définition l’art qui se penche sur les paradoxes et les contradictions de l’homme, il ne peut pas rester indifférent au paradoxe par excellence qui ruine nos sociétés: vouloir vivre ensemble sans avoir à créer des valeurs communes. Comment sommes-nous arrivés à cette situation stérilisante? Quelles en seront les conséquences sur la psyché? Au roman de construire ses hypothèses. Et à L’Atelier du roman, si j’ose dire, d’éclairer les rapports mystérieux et énigmatiques que le roman entretient avec notre monde."
Que représente pour vous la coédition Flammarion/Boréal, qui a rapproché la revue d’un nouveau lectorat?
"Une revue est une aventure ouverte au hasard et aux suggestions de ses amis et collaborateurs. C’est grâce au soutien de Jacques Godbout et de François Ricard que la voie vers cette coédition Flammarion/Boréal a été ouverte. Je m’attends maintenant à de nouvelles perspectives, qui accentueront le caractère cosmopolite de la revue. Nous avons pas mal ri avec le vieux monde, celui qu’on trouve de l’autre côté de l’Atlantique. J’espère que nous allons rire aussi bien, sinon plus, avec le nouveau. Quoi qu’il en soit, nous continuerons à rire de nous-mêmes. C’est dans ce rire que réside la force du roman."
L’Atelier du roman, no. 49
Éd. Flammarion/Boréal
2007, 176 p.