Pierre Manseau : État de choc
Pierre Manseau mesure les conséquences d’un impossible amour dans un roman atypique et troublant: Ragueneau le Sauvage.
Dans la postface d’un recueil de nouvelles de Pierre Manseau, Les Bruits de la terre, son collègue Pierre Salducci notait que "malgré les crimes, les ruptures, la nostalgie du passé et les chassés-croisés sans lendemain qui nous sont exposés, on ressort de ce livre joyeux, optimiste, comme après une bonne leçon de vie". Pour qui entre une première fois dans l’imaginaire tant sordide et salvateur de Manseau, la lecture de Ragueneau le Sauvage ne pourra avoir cet effet qu’une fois surmontée la contagieuse désespérance qui mine ses personnages, déshérités en tous genres "condamnés à la survie parce que la mort n’a pas encore voulu d’eux".
Fils de bonne famille en rupture de bans, Nicolas Bourgault loge dans une maisonnette décrépite sous le pont Jacques-Cartier, écrivant des romans dont le bref succès ne parvient pas à combler ses carences existentielles. Un soir, dans un minable réduit du ghetto gay, l’écrivain fait la rencontre d’un colosse aux cheveux blonds, pêcheur de la Côte-Nord aux lointaines origines montagnaises, échoué là par hasard. Entre le "Peau-Rouge" athlétique prénommé Ragueneau et le chétif "Visage-Pâle" se noue une relation où chacun tirera de l’autre de quoi apaiser son manque: alcoolique, Ragueneau boira pendant des années les minces revenus de Nicolas, tandis que celui-ci se laissera bercer par les rêves du géant hétérosexuel qui leur invente une vie commune, à l’abri de tous les dangers. Succombant néanmoins à l’ennui lorsqu’il partage le domicile de son ami, acceptant d’être tripoté quand il est ivre, Ragueneau quitte régulièrement Nicolas pour de longs mois, le laissant sans nouvelles, meurtri par la trahison.
C’est une conception inusitée du lien amoureux que propose ici Pierre Manseau qui fait dire au héros que son sentiment à sens unique est la "preuve irréfutable que l’amour existe en soi". La dépendance masochiste de Nicolas lui fait même négliger son attachement plus tangible à Victor, prostitué et ancien "orphelin de Duplessis", autre personnage fascinant dont l’apparente fragilité s’accompagne d’un instinct de défense quasi animal. Par la bouche de cet analphabète au vocabulaire limité qui, de toute sa vie, n’a éprouvé de véritable affection que pour le lettré Nicolas, sortent d’ailleurs les plus troublantes phrases du livre. Et c’est aussi Victor qui soignera son ami atteint du sida alors que ce dernier, traître à son tour, entreprend un ultime roman dédié à sa passion pour Ragueneau, de plus en plus ravagé par l’alcool.
Pierre Manseau, qui a déjà soutenu qu’"écrire, c’est donner son âme à bouffer", livre beaucoup de lui-même dans Ragueneau le Sauvage, don de soi doublé d’empathie pour tous les démunis qui hantent son récit: sans-abri, malades mentaux, alcooliques, prostitués, immigrants sans ressources… Un monde d’exclus qui nous est rendu de manière expressionniste et qui rappelle par moments l’univers de Pedro Juan Gutiérrez (chantre du "réalisme sale" cubain), les ruelles glauques du Centre-Sud servant ici de cadre à une misère matérielle et intellectuelle, à une sexualité bestiale, désespérée. Portée par une langue habile, d’une grande maturité littéraire, cette oeuvre puissante compte parmi celles qui se laissent difficilement oublier.
Ragueneau le Sauvage
de Pierre Manseau
Éd. Triptyque, 2007, 257 p.
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