Marc Dugain : Voir rouge
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Marc Dugain : Voir rouge

Marc Dugain signe un livre imparfait mais haletant, dans lequel réalité historique et projet romanesque se fondent comme rarement.

Quoi de mieux que la petite histoire pour exprimer les dérives de la grande? Avec Une exécution ordinaire, l’auteur de La chambre des officiers montre les blessures de plusieurs générations d’une famille russe qui, successivement, se heurte au mépris de l’individu repris d’un régime à l’autre, comme une variation sur un sinistre thème, depuis la démence de l’ère stalinienne jusqu’aux incongruités bureaucratiques de la Russie actuelle.

Quand Olga Ivanovna Atlina, urologue dans un hôpital moscovite, est arrêtée par la police secrète sur son lieu de travail, elle craint le pire. L’URSS d’alors – nous sommes en 1952 -, est dirigée par des êtres dont le degré de schizophrénie est souvent proportionnel à leur grade dans la hiérarchie, n’hésitant pas à déporter ou supprimer ses habitants pour un mot de travers, et Olga, bien qu’elle n’ait rien à se reprocher et qu’elle ait camouflé son nom à consonance juive (Altman), songe de plus en plus à la capsule de cyanure qu’elle conserve dans ses sous-vêtements. Or, celui qui l’attend, intrigué par ses prétendus talents de guérisseuse, est nul autre que le petit père des peuples en personne, un Staline vieillissant, malade, plus parano que jamais. Une complicité forcée s’installe bientôt entre eux, à laquelle le couple d’Olga ne résistera pas.

Le ton est donné. À travers différents narrateurs, Marc Dugain nous ouvre les coulisses d’un pays fascinant mais blessé, où la poursuite d’une idéologie s’est faite si souvent aux dépens de la vie humaine. Depuis le KGB essoufflé de la Perestroïka, où un jeune officier aujourd’hui célèbre poursuit son ascension coûte que coûte, jusqu’aux bases navales de la mer de Barents, c’est un univers singulier qui est dépeint, auquel nous, Occidentaux, avons parfois peine à croire. Et malgré les profondes transformations que l’état connaît durant la deuxième moitié du XXe siècle, l’épisode du Koursk (ici nommé Oskar), ce sous-marin abandonné à son sort par une petite centaine de mètres de fond, viendra cruellement rappeler aux Russes, et particulièrement à la famille Altman, à quelle culture politique ils appartiennent.

Il y a énormément de recherche et de documentation derrière Une exécution ordinaire, et s’il n’évite pas toujours le piège de construire ses dialogues dans le but trop évident d’étayer ses thèses, Dugain n’en signe pas moins un grand projet romanesque, haletant jusqu’à la dernière page. Entre autres, les chapitres se déroulant aux frontières du cercle polaire, dans ces territoires qui n’ont d’intérêt que sur le plan militaire, nous donnent quelques purs joyaux stylistiques: "À cette saison où la nuit ne cède à la pénombre que quelques heures souvent gâchées par le mauvais temps, le ciel, la terre et la mer ne font qu’un pour imposer aux hommes qui vivent là une étrange gravité, donnant aux actes et aux pensées une pesanteur particulière qui se lit sur le visage des marins."

Une exécution ordinaire
de Marc Dugain
Éd. Gallimard, 2007, 352 p.

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Une exécution ordinaire
Une exécution ordinaire
Marc Dugain
Gallimard