Chrystine Brouillet : Mensonges et trahison
Chrystine Brouillet s’engage dans les sentiers du mensonge et de la trahison sur fond de Shoah avec Zone grise, cette seconde enquête de Frédéric Fontaine. Tête-à-tête.
Dans Rouge secret (2005), Chrystine Brouillet fondait les assises de son nouveau héros, Frédéric Fontaine, enquêteur de la Sûreté du Québec qui allait alterner avec Maud Graham, personnage féminin qui évoluait notamment dans Le Collectionneur (1995). Campant cette série dans le Montréal des années 80, l’auteure originaire de Québec y dépeint cette ville d’adoption affectionnée et qui a l’avantage d’une feuille de route criminelle bien remplie.
TU NE MENTIRAS POINT
Cette fois, l’enquêteur masculin bosse sur une série d’enlèvements étranges où aucune rançon n’est sollicitée, pas plus qu’il n’y a de liens entre les victimes. Une pile de vieilles chaussures les entoure lorsqu’elles sont retrouvées, droguées, rasées, avec des coupures au cou.
Dans cette intrigue complexe et touffue se profile également le destin du peintre prolifique d’origine française Dan Diamond, qui cache un secret qu’il aura traîné tel un boulet pendant 30 ans. "Je pense que le mensonge, il se nourrit lui-même. Et à un moment donné, il a envie de pousser un grand cri et oups, voilà! le monstre sort. C’est comme la lampe merveilleuse d’Aladin, mais c’est pas un génie qui sort, c’est un fantôme, c’est le passé. C’est très dangereux, le mensonge", estime l’auteure, qui dit ne pratiquer le mensonge que "professionnellement", en écrivant des romans!
Curieusement, cette seconde investigation a pris son essence dans le Paris de 1982, où un attentat, rue Des Rosiers dans le quartier juif, avait fait 22 morts. Quelques semaines plus tard, la jeune Chrystine y découvrait la Ville Lumière pour la première fois et était heurtée par le mouvement du néonazisme. "Il y avait des profanations de cimetières, des croix gammées dans les graffitis en Europe. C’est assez incroyable de penser que des jeunes de 20-30 ans portent serment à la mémoire d’Hitler, mais ça existe. […] J’ai choisi le mouvement néonazi parce que je le connaissais un peu mieux, mais si j’avais vécu douze ans aux États-Unis, j’aurais pris le Ku Klux Klan; on est dans la même dynamique du "celui qui n’est pas comme moi doit mourir". C’est assez terrifiant."
De sa visite à Auschwitz – qui l’avait nourrie notamment pour Les Quatre Saisons de Violetta (2002) -, elle garde un souvenir d’"irréalité totale". "Je pense que comme auteure qui ose en parler dans un livre même de façon détournée, il fallait au moins que je voie ça. Parce que tout y est bizarre et poignant", relate l’écrivaine, le regard franc. "J’ai toujours beaucoup lu sur la Shoah, l’Holocauste, et je continue à le faire. Je ne sais pas… c’est comme si je m’obstinais à chercher une réponse au fait que cette extermination massive, ce génocide, n’a servi à rien. Que l’homme n’a pas appris."
TU NE TUERAS POINT
Dans ce polar copieux, tous les personnages sont porteurs de secrets. Ici, Chrystine Brouillet n’a pas engendré des "monstres" comme dans ses romans précédents, mais plutôt des "humains qui ont dérapé, des lâches qui ne sont pas dans la méchanceté pure et simple".
C’est d’ailleurs dans la tête du criminel que l’on entre dès l’incipit, l’auteure ayant choisi de ne point masquer son identité. "Dans mes romans, je ne cherche pas à cacher les coupables, j’essaie plutôt de faire découvrir ce qui adviendra d’eux. Qu’est-ce qui se passe dans leur tête? C’est la psychologie du criminel qui m’intéresse", atteste l’écrivaine, qui précise qu’elle ne pousse pas la recherche jusqu’à aller dans les prisons pour interroger les tueurs, méthode qu’elle juge "immorale".
Pour trouver cette vérité, pour comprendre ce qui mène l’individu au meurtre, Chrystine Brouillet songe plutôt à ce qu’elle estime des plus condamnables et s’imagine qu’on le lui impose. "Quand j’ai fait mon premier roman policier, je me suis demandé: "Qu’est-ce qui serait le pire pour moi en ce moment?" Si on attaquait mes chats! Là, je tuerais ma voisine! C’est parti comme ça, Chère Voisine. Et encore aujourd’hui, si on s’en prenait à Olympe et Violetta, ça irait mal!" ricane l’auteure qui célèbre avec ce roman son 25e anniversaire de carrière, Chère Voisine ayant été publié en 1982. "Les 25 prochaines vont passer encore plus vite", lance celle qui déteste vieillir. "J’ai maintenant plus de métier, alors je perds moins de temps pour certaines choses. Je suis beaucoup mieux entourée pour ma recherche, et le fait d’avoir des séries, ça aide. On peut plus travailler les intrigues lorsque les personnages sont établis. Mes personnages fétiches, Maud ou Frédéric, c’est comme des gens que je connais. Si je vois des sulfures dans une boutique, je pense à Frédéric. Je me demande s’il en a des comme ça dans sa brocante", confie avec amusement Chrystine Brouillet, qui a un calendrier bien rempli pour un autre quart de siècle.
Zone grise
de Chrystine Brouillet
Éd. du Boréal, 416 pages