Hervé Fischer : Le coeur a ses raisons
Hervé Fischer ne recule devant rien. Le philosophe iconoclaste et génial essayiste entend cette fois-ci allonger La société sur le divan, ni plus ni moins. Prêts pour une mythanalyse?
En 2001, avec Le choc du numérique, celui qu’on dit artiste-philosophe s’engageait dans un ambitieux projet: l’écriture d’une série de livres faisant le bilan d’une trentaine d’années de réflexion sur le mythe et les rapports qu’entretient l’individu avec l’humanité. Dans La société sur le divan, cinquième et avant-dernier ouvrage de la série, Hervé Fischer approfondit sa théorie et propose des bribes de sens à un XXIe siècle qui en a bien besoin. Nous en avons parlé avec lui.
Vos livres consacrés à ce que vous nommez la mythanalyse représente maintenant une véritable somme, une réflexion dont l’originalité comme la densité ont peu d’équivalents de nos jours. Quand vous avez eu l’intuition de ce grand concept, pensiez-vous aller jusqu’à établir un nouveau modèle selon lequel penser le monde?
"C’est comme artiste, à partir de ma pratique d’art sociologique, que j’ai pensé, il y a trente ans maintenant, à la nécessité de la mythanalyse et commencé à écrire à ce sujet. Mais j’avais conscience autant de la difficulté que de l’importance de l’enjeu: une sorte de psychanalyse de l’inconscient social, qui manquait manifestement à nos outils critiques. J’ai donc pris mon temps pour en élaborer la théorie. Ce ne pouvait pas être la psychanalyse, qui travaille sur les biographies individuelles, ni la sociologie, qui manque d’outils pour analyser l’inconscient collectif. Il s’agissait d’une démarche complètement nouvelle, même si je n’aurais pas pu la penser sans Freud, Jung, Durkheim, Fromm, etc. Face au scandale du monde, je m’inquiétais aussi de construire une éthique qui puisse opposer des exigences planétaires au relativisme généralisé qu’implique la mythanalyse. Ça m’a pris trente ans, mais je crois avoir construit une vision à la fois critique et optimiste qui permet de penser le monde d’aujourd’hui, après la crise radicale de la postmodernité, et alors que nous entrons dans l’âge du numérique."
Vous partez d’expériences personnelles, celles de vos peurs d’enfant entre autres, pour embrasser peu à peu tous les liens que tisse l’individu avec son environnement physique et social. Qu’est-ce qui vous incite à prendre pour points de départ des impressions et sentiments qui sont du registre de l’intime?
"Pour philosopher, je ne pars pas des idées abstraites, mais de mon vécu. J’ai été existentialiste, au sens de Sartre: être ce que l’on fait. Je suis un philosophe matérialiste. Or, j’avais une urgence personnelle, celle de surmonter les angoisses de mon enfance, des idées de suicide. Je voulais m’en sortir. Je me suis mis à détester le misérabilisme de la psychanalyse autant que le dolorisme de mon éducation chrétienne. Toute ma vie, j’ai cherché des raisons pour vivre. Et je me suis rendu compte que ma névrose personnelle ne venait pas tant de moi que de ma famille, de mon éducation occidentale et chrétienne, des malheurs de l’époque (je suis né à Paris, en 1941, sous l’occupation nazie). C’est pour cela que, rebelle à toute psychanalyse, mais sociologue depuis Mai 68 et son appel à "l’imagination au pouvoir", j’ai vu la nécessité et l’urgence d’inventer la mythanalyse, qui pourrait m’aider à comprendre pourquoi nous sommes à la fois si sadomasochistes et si conquérants en Occident. J’en ai reconnu l’origine dans nos mythes fondateurs: d’une part, l’optimisme grec de Prométhée, qui triomphe de Zeus pour donner le feu et la conscience à l’homme; et d’autre part, la malédiction du péché originel, de la souffrance ici-bas et de la soumission à Dieu, selon l’interprétation chrétienne de la Bible."
Vous avancez que notre représentation du monde est inévitablement mythique, et qu’il est étonnant que cette constatation ne se soit pas imposée plus tôt, tant elle est inclusive de tous les modes d’interprétation élaborés jusqu’ici. Pouvez-vous préciser cette idée?
"La réalité dans laquelle nous vivons est faite de matière-énergie et d’imaginaire. Toute notre interprétation du monde est imaginaire, que ce soit les magies, nos religions et superstitions, nos théories et notre culte occidental de la Raison. Tout ce que nous savons du monde passe à travers le filtre de nos fictions. Comment pourrait-il en être autrement? C’est s’illusionner que de croire à une déesse Raison, que d’imaginer que la technoscience va un jour tout comprendre. Mais c’est chercher notre lucidité et notre liberté que de développer une pensée critique et de décider du sens que nous voulons donner au monde, nous-mêmes. Il n’y a pas de vérité qui se puisse déchiffrer dans le monde, pas de pilote dans l’avion à qui nous en remettre. Ce n’est pas le Grand Ordinateur Central qui va nous guider. Ce sont les hommes eux-mêmes qui doivent apprendre à s’orienter et à piloter l’avion. Et nous ne pouvons pas dire que nous ne savons pas où aller: il y a une vérité absolue, malheureusement constamment bafouée, c’est celle de l’éthique planétaire des droits humains élémentaires. Le toit et le verre peuvent varier selon la diversité des cultures, mais chaque homme a droit à un toit, à de l’eau potable, à sa sécurité physique, etc. Ma philosophie, c’est l’hyperhumanisme: plus d’humanisme par les hyperliens de la solidarité planétaire. Je recours souvent à la métaphore du web et de l’hypertexte pour parler de l’humanité d’aujourd’hui."
La société sur le divan
d’Hervé Fischer
VLB éditeur, 2007, 304 p.