Heloneida Studart : Les visages du monstre
Heloneida Studart plonge dans l’esprit perturbé d’un tortionnaire à l’époque de la dictature brésilienne.
La littérature, dans ses infinies déclinaisons, flirte de plus en plus avec cette limite qui consiste à donner la parole aux bourreaux. C’est ainsi que, l’an dernier, Jonathan Littell a obtenu le Goncourt pour avoir mis en scène les horreurs de la seconde guerre à travers le regard d’un persécuteur nazi. Plus près de nous, dans Soudain le Minotaure, Marie Hélène Poitras imaginait le monologue intérieur d’un violeur en série dont l’incarcération et la thérapie forcée ne pouvaient venir à bout des instincts violents et misogynes. Mise en pratique extrême de l’empathie de l’écrivain face à son sujet, le procédé qui permet à ces différentes voix de témoigner de leurs crimes (de façon neutre ou passionnée, avec ou sans repentir) a l’avantage de reléguer au second plan le point de vue plus habituel de la victime. Ce faisant, on "humanise" de façon troublante le monstre, figure jusque-là quasi parfaite de l’altérité.
Dans Le Bourreau, la Brésilienne Heloneida Studart s’intéresse au sadique Carmélio, tortionnaire du gouvernement entre les mains duquel ont succombé plusieurs martyrs à la suite de sévisses raffinés qui nous sont rappelés sans fard tout au long du texte. Pour l’inquisiteur zélé, déterminé à enrayer toute forme de sédition dans le pays, le destin changera brutalement de visage alors qu’on l’envoie dans le Nordeste pour assassiner un agitateur public. Carmélio s’y éprend malgré lui de la petite amie de sa victime et se voit envahi par le remords après l’achèvement de sa mission. De retour à Rio, les fantômes de ses anciens suppliciés commencent soudain à le hanter, le privant de tout repos et l’incitant à entreprendre un pèlerinage jusqu’à Juazeiro à la rencontre d’un prêtre réputé pour ses miracles. L’oeuvre se transforme alors en un captivant "road novel", ponctué de plusieurs rencontres sous le soleil brûlant de la caatinga, et auquel correspond pour le narrateur un voyage au pays de sa propre humanité.
Avec ce roman, l’auteure signait, en 1986, l’ultime volet d’une trilogie consacrée à la torture, laquelle fut pratiquée au Brésil de 1964 à 1985, sous la dictature militaire régnante. La traduction française du Bourreau que nous présentent les Allusifs, vingt ans après sa parution originale, dévoile un texte d’une étonnante modernité, à laquelle se mêle quelques figures imposées de la littérature sud-américaine: accents de réalisme magique, conflits raciaux omniprésents, contexte religieux déchiré entre le catholicisme romain et les superstitions païennes. Le Bourreau permet également à Studart de se pencher sur les inégalités sexuelles et sur le pouvoir que conserve encore l’aristocratie terrienne dans son pays. Les moeurs anachroniques de cette classe sociale, dont est issue l’auteure, étaient d’ailleurs au coeur de son roman Les huit cahiers, traduit en 2005 chez le même éditeur.
Icône du féminisme brésilien, militante active des droits de la personne et députée du Parti des travailleurs du président Lulla jusqu’à l’an dernier, Studart fut elle-même prisonnière politique en 1969, année où furent suspendus les droits politiques du citoyen au Brésil. Témoin de la torture de son meilleur ami qui décéda entre les mains de ses bourreaux, l’écrivaine décortique un sujet dont la connaissance intime mène à une réflexion plus large sur la souffrance des uns et sur l’impunité des autres.
Au-delà des atrocités qu’il a commises et qui constituent une toile de fond naturaliste à son récit, le tortionnaire de Studart devient intéressant à partir du moment où il est conscient de sa propre mortalité et de sa propre douleur, où il commence "à penser qu’il existe un mystère du mal". Personnage unidimensionnel au point de départ, croyant qu’il peut être "guéri" de son foudroyant remords, il comprendra finalement que "nous pouvons porter en nous un partenaire invisible ou un ennemi ayant le même visage".
Le Bourreau
d’Heloneida Studart
Trad. par Paula Salnot et Inô Riou
Les Allusifs, 2007, 344 p.
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