Orhan Pamuk : Roman-fleuve
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Orhan Pamuk : Roman-fleuve

Orhan Pamuk revisite l’Istanbul de son enfance, adressant un chant d’amour blessé à la cité-phare abîmée par les siècles.

Flaubert, Lamartine, de Nerval… Istanbul a fasciné bien des écrivains. Point de jonction entre l’Orient et l’Occident, ligne de faille culturelle, politique et militaire, l’antique Byzance, qui mire ses palais décrépis dans les eaux du Bosphore comme une vieille dame mirerait ses atours décolorés dans la glace, a de quoi fasciner.

Orhan Pamuk, auteur de l’encensé Neige et prix Nobel de littérature 2006, nous offre sa peinture de la ville, cette ville indissociable de son imaginaire et de son identité, où il est né il y a cinquante-cinq ans et où il vit toujours. Pendant près de 450 pages, il donne au lecteur l’impression d’être un passant, un passant au regard aiguisé, sensible à l’aspect "noir et blanc" de la métropole millénaire. "Les vieilles fontaines brisées ici et là, taries depuis des années, les boutiques de bric et de broc apparues spontanément aux abords immédiats des vieilles mosquées des quartiers excentrés, ou même à présent aux abords des grandes mosquées, indifféremment, la foule des élèves du primaires se déversant dans les rues en un instant avec leur blouse bleue et leur collerette blanche, les camions vieux et fatigués chargés de charbon, […] les paysages de la ville sous la neige, tout cela constitue pour moi comme des manifestations du même esprit noir et blanc."

Mais ce récit-roman à haute teneur biographique embrasse large, bien plus large que la simple description, et Pamuk descend peu à peu dans les strates multiples de l’histoire stambouliote. Remontant souvent à la chute de l’empire ottoman, puis montrant les impacts, au quotidien, du vaste processus d’occidentalisation qui, au XIXe siècle, a transformé la Turquie, il rend perceptible ce sentiment diffus de défaite et de nostalgie qui colore tant sa société. Le tout à travers la lorgnette de ce fils d’une grande famille bourgeoise, qui se veut plus que tout laïque et moderne, et dont le progressif déclin du statut social va teinter la lecture que fait du monde l’écrivain en herbe.

Avec beaucoup de savoir-faire, Pamuk puise aussi abondamment dans un foisonnant répertoire d’anecdotes, racontant la fortune ou la déconfiture de tel ou tel oncle lointain, une scène de crime ayant horrifié la population, ou rappelant, sourire en coin, la liste de "conseils" donnés un jour par un journal, à une époque où un nombre tragiquement élevé de véhicules plongeaient dans les eaux du fleuve, et intitulée "Comment sort-on d’une voiture tombée dans le Bosphore?"…

OEUVRES CHOISIES

Truffé de photos et de gravures, Istanbul – Souvenirs d’une ville est également l’occasion pour Orhan Pamuk d’ouvrir son album de famille, tout comme de discourir sur ses illustrateurs préférés, Antoine Ignace Melling entre autres. Le cocktail en est un d’intelligence, d’érudition tranquille, de références littéraires, évidemment. Ça a le charme d’un Marcel Pagnol décrivant la Provence de son enfance, à cause du ton personnel, de l’humour, bien que le regard soit davantage celui de l’homme mûr, aujourd’hui conscient des blessures et des incongruités de sa ville, ne mâchant pas ses mots, parfois, quant aux échecs de ses concitoyens ("L’industrie turque du cinéma s’est effondrée, du fait de la médiocrité de ses propres scénaristes, acteurs et producteurs, et un peu aussi du fait de l’insuffisance de ses moyens financiers pour pouvoir imiter les grandes industries de la force de Hollywood.").

N’empêche, c’est d’abord un indéfectible amour que Pamuk éprouve pour Istanbul, un amour cruellement lucide, de ceux qui procurent un "triste bonheur", et qui trouvent leur pleine mesure dans la littérature.

Istanbul – Souvenirs d’une ville
d’Orhan Pamuk
Éd. Gallimard, 2007, 448 p.

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Istanbul – Souvenirs d’une ville
Orhan Pamuk
Gallimard