Michael Ondaatje : Des feux mal éteints
Livres

Michael Ondaatje : Des feux mal éteints

Michael Ondaatje rompt un silence romanesque de six années avec Divisadero, un ambitieux tableau où les destinées de quelques personnages se croisent et se recroisent, faisant d’étranges boucles dans l’espace et le temps.

"Plus on donne à ce Divisadero, plus il nous donne en retour", a écrit la critique Janet Maslin dans les pages du New York Times. La formule résume à merveille l’impression que nous laisse le plus récent roman de Michael Ondaatje, celui que la plupart d’entre nous connaissent d’abord pour avoir écrit L’Homme flambé, ce roman somptueusement porté à l’écran, en 1996, sous le titre Le Patient anglais.

Il faut "donner" un peu au départ, en effet, à ce grand chant polyphonique, qui lance le lecteur sur plusieurs chemins à la fois, lui murmurant entre les lignes la promesse de résoudre tôt ou tard cette équation à plusieurs variables. Tous ces chemins ont le même point de départ, pourtant, un drame qui se joue en quelques dizaines de pages, sur cette ferme californienne où vivent Anna, Claire, leur père et Cooper, un ouvrier que le sort a lié à cette famille déjà amputée d’une mère morte trop tôt. Vont se conjuguer, par une nuit d’orage, la folle passion surgie entre Anna et Cooper, la colère aveugle d’un père, le destin qui chavire… Voilà que plus rien ne sera comme avant.

HIER ENCORE

Après ce départ coup de poing, rédigé par Ondaatje dans une langue drue, d’une grande efficacité dramatique, l’auteur fait un saut dans le temps, montrant un à un les fragments d’une famille disloquée. À défaut d’être aussi haletante, cette partie du livre prolonge en sourdine et longtemps le chaos initial.

Anna est alors en France, retirée dans une maison louée du Gers, où elle étudie l’oeuvre d’un certain Lucien Segura, écrivain peu connu du début du XXe siècle: "L’écrivain a passé la majeure partie de sa vie dans l’anonymat, à cela près qu’il fut poète et, plus tard, auteur d’une élégie sur la Grande Guerre. Depuis sa mort, ce qu’on savait de lui s’est petit à petit fondu dans le tissu et le sol de cette région, si bien que ses compatriotes l’ont presque oublié."

Pendant que ce fantôme pénètre les pensées d’Anna, elle s’éprend de Rafael, un manouche de la région. Avec lui, tout paraît plus simple, la nature semble de nouveau habitable. Bien que rien ne soit tout à fait simple, en définitive…

En parallèle, Cooper s’est reconverti dans le jeu. Auteur de quelques coups fumants sur les tables de poker du Nevada, il mène une existence errante, risquée, motivée par le seul appât de la victoire et des billets verts. Claire, elle, qui lui avait sauvé la vie durant cette lointaine nuit où leurs vies à tous avaient volé en éclats, le reverra, alors qu’il "ressemble à un gangster" et a coupé le peu de liens qui le rattachaient à la société.

D’un chapitre à l’autre, Ondaatje fait preuve d’une science inouïe du récit, faisant cohabiter sans heurts, par exemple, des passages poétiques, presque lyriques, sur la flore du Sud-ouest de la France et la description d’une partie de poker, avec description graphique des coups s’il vous plaît, dans quelque casino de Las Vegas. Sans compter les incursions dans l’oeuvre et la vie de Segura, qui donnent une troisième dimension à un récit déjà pas banal.

PORTE OUVERTE

À travers la quête d’Anna, en outre, à travers ses aspirations à vivre malgré tout, Ondaatje fait de la complexité des identités, de tout ce qui les modèle ou les brise, l’un des thèmes principaux du roman. "Elle sait qu’il existe une "foule" d’Anna, et que l’Anna avec Rafael, ici sur la berge de cette rivière qui n’a pas de nom, n’est pas l’Anna qui dirige à Berkeley un séminaire sur l’un des collaborateurs d’Alexandre Dumas, ni l’Anna de San Francisco qui entre au café Tosca ou mange au Tadich Grill sur California Street."

"Divisadero", ça veut dire frontière, ou poste d’observation, en espagnol. Signification plurielle, qui trouve différents échos dans cette histoire splendide et triste, mais qui réfère d’abord à ces moments de lucidité extrêmes durant lesquels s’entremêlent clairement les trajectoires de nos vies, quand "une porte s’ouvre des deux côtés, qui nous permet de contourner le temps". Parce qu’une lecture attentive du monde le montre à son observateur: "un paragraphe ou un épisode d’une autre époque nous hantera la nuit, tout comme nous hanteront les paroles d’un inconnu."

Divisadero
de Michael Ondaatje
Éd. du Boréal, 2007, 312 p.

À lire si vous aimez
Le Patient anglais (L’Homme flambé) du même auteur, Lignes de faille de Nancy Huston

Divisadero
Divisadero
Michael Ondaatje
Boréal