Élise Turcotte : Mort vivante
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Élise Turcotte : Mort vivante

Élise Turcotte ose faire ce que tant d’auteurs évitent soigneusement: placer le mot "mort" sur la couverture d’un bouquin. Entretien.

Le titre ne réfère pas à Élise Turcotte, je vous rassure. La personne qui s’assoit devant moi est pétillante comme à son habitude, rieuse et vive d’esprit, superbement vivante, quoi. Non, le titre réfère à cet incroyable petit livre qu’elle vient de faire paraître, qui parvient à parler de la mort de la manière la plus crue, sans détour, tout en évitant pendant 125 pages le morbide ou le glauque, et en semant chez son lecteur un féroce appétit de vivre. "La mort nous fait tous peur, moi la première, mais j’ai voulu, à partir de toutes ces petites notes que j’ai prises au fil des années sur la mort et les rapports que nous entretenons avec elle, m’engager dans un véritable projet d’écriture, autour des représentations que nous en faisons. Je voulais aussi que tout ça respire la vie."

Pourquoi faire une maison avec ses morts est donc un regard posé sur le terme biologique de toute existence terrestre, le fruit de recherches passablement fouillées sur la manière dont les corps se décomposent ou encore les rituels parfois étonnants qui agitent ceux qui continuent de vivre, mais plus encore une observation intriguée de la fascination que la mort exerce sur certains (le texte "Coeur sauvage" aborde, de façon très ludique, le goût du suicide) et surtout de notre incapacité à entendre ce que les morts ont toujours à nous dire. "Il faut que les morts continuent à vivre… Ne serait-ce que pour nous aider à nous délester du poids de notre souffrance. Je précise une chose: je ne crois pas à la vie après la mort, je suis dans la symbolique, ici, et je crois que nous sommes en panne de symboles forts dans ce domaine. S’il n’y a plus de symbolisation par rapport à la mort, d’ailleurs, ça veut dire qu’il n’y en a plus guère dans l’art. Les plus anciennes traces du rapport qu’entretiennent les humains avec la mort sont liées à l’art. Peintures, statuettes… À partir de la perte, l’humain a toujours tenté de faire de la beauté."

De la beauté, on en trouve aussi chez les animaux, qui occupent une place importante dans quelques-uns des sept récits du recueil. Ceux-ci ont parfois une façon très poétique d’accueillir la mort, comme les éléphants qui, "quand ils sentent la mort bien prise en eux", tracent un cercle en piétinant la terre, délimitant le lieu de leur dernier repos. "Le fait que même les animaux aient des petits rituels liés à la mort a de quoi faire réfléchir…"

JE EST UNE AUTRE

L’auteure du Bruit des choses vivantes (roman) et de Sombre ménagerie (poésie), récipiendaire du Prix du Gouverneur général en 2003 avec le roman La Maison étrangère, nous a habitués à une écriture sans compromis, plus soucieuse d’explorer les mystères du vivant que d’être au top des ventes en librairie. "Plus l’écriture est conventionnelle, dans ce que j’observe, plus j’ai envie d’oser, de m’engager sur des voies risquées, quitte à ne pas savoir où je m’en vais."

Écriture courageuse, donc, au coeur de laquelle frémit un je composite, fait d’elle-même autant que de sa compréhension des autres, mais écriture toujours fluide et précise, qui ne confond pas brouillard et profondeur, détours et poésie. Chez Élise Turcotte, le lecteur n’est jamais largué, or il se fait mettre sous les yeux beaucoup de choses, sans cérémonies inutiles. "Il faut que ça vive, bien sûr, alors il y a toujours un point de départ qui provient du quotidien, de ce que nous vivons dans la réalité, mais ce ne peut pas être tout. Si l’écriture ne sert pas à bousculer nos certitudes et nos habitudes, à nous remettre en question, je ne vois pas très bien à quoi ça sert."

En cette ère du propre et de l’aseptisé, où l’idée même de souffrir est exclue et où les repères du religieux s’effritent jour après jour, Élise Turcotte lance indirectement un signal d’alarme, à travers des textes qui, une fois encore, ne donnent pas le cafard, mais font résonner une note sombre et belle, tout au fond de l’être. "Nous sommes dans une époque très réaliste, époque du divertissement, et à mon avis nous devons vraiment nous questionner sur notre difficulté à opérer une symbolisation de la mort…"

Pourquoi faire une maison avec ses morts
d’Élise Turcotte
Éd. Leméac, 2007, 128 p.

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PASSAGE OBLIGE

En entrevue, la romancière et poète Élise Turcotte fait remarquer l’absence de point d’interrogation dans ce titre énigmatique, Pourquoi faire une maison avec ses morts. De fait, ce qu’elle nous montre lentement dans ces récits émouvants et maîtrisés, qui nous mènent d’une famille éplorée par la mort d’une perruche à la "technique" grâce à laquelle les zoroastriens disposaient de leurs cadavres, c’est à quel point notre aptitude à intérioriser la mort de l’autre et à envisager la nôtre est l’une des clés d’une vie riche, pleine. Une aptitude qui nous fait souvent défaut. En effet, "on accepte si bien la mort que la dépouille d’une personne aimée peut passer directement de l’hôpital au four. Comme s’il ne s’était rien passé. Pas d’attente. Pas de sacrifice. Pas de perte. Pas de larmes. À peine des souvenirs."

Pourquoi faire une maison avec ses morts
Pourquoi faire une maison avec ses morts
Élise Turcotte
Leméac