Bertrand Gervais : Jeux de miroirs
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Bertrand Gervais : Jeux de miroirs

Bertrand Gervais signe un roman envahi par le merveilleux, facilitant et empêchant tour à tour le deuil vécu par sa jeune héroïne.

Difficile de ne pas comparer L’Île des Pas perdus à l’avant-dernier roman de Bertrand Gervais, Les Failles de l’Amérique, paru en 2005: même descente aux enfers initiatique d’un personnage central, même goût pour les mises en abyme, même portrait violent des grandes villes modernes. Mais tandis que Les Failles de l’Amérique semblaient captives d’un discours sur les extrêmes de la société américaine, trahissant la tentation de l’essai chez son auteur, L’Île des Pas perdus se donne des airs de conte par l’envahissement du merveilleux, par le bouleversement des lois de l’espace et du temps dans la réalité d’une fillette partageant le quotidien solitaire de son père veuf.

Prénommée Caroline, comme pour mieux souligner la parenté du roman avec l’univers de Lewis Carroll, celle-ci voit son intégrité physique menacée à la suite d’une promesse non tenue, celle d’arrêter de sucer ses pouces. Elle se voit donc forcée de partir à la recherche de ses précieux doigts perdus durant son sommeil, un peu à la façon d’Alice qui, devenue naine puis géante au pays des merveilles, tente de retrouver sa taille normale. Quittant le confort d’Ahuntsic sans prévenir son père, empruntant le réseau du métro et débarquant au centre-ville, Caroline va de surprise en surprise au fil de ses pérégrinations, chez une cartomancienne, notamment, qui lui expliquera que "l’avenir ne s’ouvre qu’à ceux qui ont renoncé au passé", puis dans les dédales hallucinants d’un pavillon de l’UQAM conduisant au bureau d’un professeur en "littérature transgénique".

À ce Montréal labyrinthique, déjà considéré à travers le prisme déformant du regard enfantin, se superpose un autre univers, celui de l’île des Pas perdus, "pays où l’oubli est l’unique façon de se souvenir". Créé par le père écrivain de Caroline afin de résoudre le deuil de sa femme morte accidentellement, ce monde a aussi servi d’échappatoire à l’enfant qui en est venue à le confondre avec la réalité. Caroline en connaît d’ailleurs la géographie sur le bout des doigts, du mont des Villages blancs à la forêt des Oubliés, en passant par la baie du Maco, du nom de ce monstre marin qui l’abrite. Dans le Montréal de Caroline, les monstres auront pourtant des visages bien humains, ceux des "zuggies", dangereux gang de rue qui la terrorise et l’incitera à joindre une confrérie d’orphelins et de fugueurs squattant le Palais des livres. Elle y trouvera des centaines d’exemplaires invendus du livre de son père…

Roman sur le pouvoir régénérateur de l’imaginaire (dont il faut pouvoir se libérer un jour ou l’autre), L’Île des Pas perdus comporte quelques images heureuses (de sublimes "pensées-hirondelles", par exemple, virevoltent au-dessus de l’île, libérant l’esprit de ses habitants). Le texte n’en accumule pas moins les emblèmes et les références légendaires de façon quasi obsessive, le lecteur errant ici dans une forêt de symboles. De cette étrange histoire où le rêve apparaît comme une issue qui permet de s’évader d’une culpabilité traumatisante (Caroline a joué un rôle indirect dans le décès de sa mère), on retiendra donc essentiellement l’amorce d’une réflexion sur les hasards de la mémoire, tour à tour blessure et cicatrice.

L’Île des Pas perdus
de Bertrand Gervais
XYZ éditeur, coll. "Romanichels"
2007, 180 p.

À lire si vous aimez /
Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll.

L'Île des Pas perdus
L’Île des Pas perdus
Bertrand Gervais
XYZ