Daniel Mendelsohn : À la vie à la mort
Daniel Mendelsohn est l’auteur d’une enquête magistrale sur six membres de sa famille massacrés en Pologne par les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Entretien avec un réputé universitaire et critique littéraire américain obsédé par l’histoire des siens.
Avez-vous écrit ce livre parce que vous vous sentiez interpellé par le "devoir de Mémoire"?
Daniel Mendelsohn: "Non, le "devoir de Mémoire", c’est quelque chose qui ne m’a jamais taraudé. J’ai décidé d’écrire ce livre biographique parce que l’histoire de ma famille disparue au début des années 1940 dans une petite bourgade polonaise, Bolechow, me hantait depuis très longtemps. Ce livre traite avant tout de mon désir obsessionnel de savoir ce qui était arrivé à ma famille à cette époque ténébreuse, en particulier à mon grand-oncle Shmiel Jäger, dont on disait quand j’étais enfant que je lui ressemblais beaucoup, à son épouse et à leurs quatre filles. C’est une sorte d’À la recherche du temps perdu. Ce n’est pas un livre sur l’Holocauste, bien que cette tragédie indicible soit au coeur de ce récit; c’est un livre qui parle surtout de la famille, de la transmission, des liens entre vieux et jeunes, de la façon dont les souvenirs s’effilochent avec le temps. En tant que spécialiste des lettres classiques, L’Odyssée d’Homère m’a beaucoup inspiré. Mais dans son Odyssée, Homère savait où il allait. Moi, j’ignorais complètement où je m’en allais quand j’ai entamé cette enquête."
Votre récit revêt la forme d’une enquête policière.
"Oui, c’est un récit policier dans la mesure où je tentais de découvrir les détails d’un crime – comment et dans quelles circonstances l’assassinat de plusieurs membres de ma famille a été perpétré? Mais c’est une enquête policière bien particulière puisque je connaissais au départ l’identité des meurtriers. Ce que je cherchais à découvrir, c’était l’identité des victimes. Mon livre peut se lire comme le journal de bord d’un détective désarçonné."
Pourquoi la narration orale occupe-t-elle une place si importante dans ce livre?
"Ce livre est essentiellement consacré à la narration orale. Transposer sous forme écrite un récit oral, c’est toute une gageure. Pour rendre hommage à mon grand-père Aby, disparu tragiquement en 1980 – il s’est suicidé -, qui durant toute mon enfance me raconta des myriades d’histoires et d’anecdotes sur sa famille et son village natal en Pologne, j’ai délibérément reproduit son style narratif, un style purement oral. J’ai consigné fidèlement ses longs monologues, ses expressions colorées, ses jurons truculents, qu’il nous rabâchait dans un mauvais anglais, avec son accent polonais pointu et ses fautes de prononciation hilarantes. En tant que professeur de lettres classiques, je sais à quel point une voix est fragile et a des caractéristiques particulières. C’est très difficile de transposer par écrit un son, une manière de parler… Je tenais à préserver intactes les voix des témoins que j’ai interrogés. Ce livre est un musée de voix."
Plusieurs critiques ont qualifié votre livre d’antithèse des Bienveillantes, le best-seller de Jonathan Littell.
"Il y a une grande différence entre mon livre et celui de Jonathan Littell, qui est une oeuvre de fiction très intéressante. Dans Les Bienveillantes, les crimes et les atrocités les plus abjects sont perpétrés, en général, par des monstres patentés, comme le narrateur de ce récit, un SS pervers, incestueux et pédophile. Dans mon livre, je rappelle que la réalité dans l’univers nazi était beaucoup plus troublante: ces crimes effroyables n’étaient pas commis que par des monstres, mais aussi par des hommes tout à fait ordinaires et normaux, des bons pères de famille qui jouaient avec leurs enfants, contribuaient généreusement à des oeuvres caritatives, allaient à l’église…"
Vous n’êtes pas du tout religieux. Pourtant, votre récit est entrecoupé de citations bibliques. N’est-ce pas paradoxal?
"J’ai introduit des réflexions et des citations bibliques, notamment le récit de la Genèse, pour rappeler aux lecteurs que derrière cette histoire ayant comme toile de fond l’Holocauste, l’extermination industrielle de tout un peuple, se faufile une autre histoire plus universelle, qui n’a cessé de se répéter depuis la nuit des temps: le comportement des hommes quand la haine et la barbarie deviennent des normes sociales banales."
Comment réagissez-vous quand le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, claironne que l’Holocauste n’est qu’"une fable inventée de toutes pièces par les juifs sionistes"?
"Plus rien ne m’étonne ni me choque. Il ne faut surtout pas discuter avec les assassins de la mémoire juive. Tous ceux qui nient la véracité de l’Holocauste agissent aussi vilement non pas parce qu’ils veulent connaître une vérité historique, mais tout simplement parce qu’ils haïssent les juifs. Leur judéophobie débridée et leur irrationalité priment sur leurs pseudo-arguments ineptes. La seule manière de répondre à leurs assertions fallacieuses, c’est de continuer à recueillir les témoignages des derniers survivants de l’Holocauste. C’est une urgence impérative, car les voix des derniers témoins oculaires de la Shoah s’éteindront bientôt à tout jamais."
Les Disparus
de Daniel Mendelsohn
Éd. Flammarion, 2007, 650 p.
LES DISPARUS
Accueilli dès sa parution par des critiques dithyrambiques, qui l’ont qualifié de chef-d’oeuvre, Les Disparus est un récit biographique bouleversant. Son auteur, l’écrivain new-yorkais Daniel Mendelsohn, a sillonné inlassablement les cinq continents, pendant cinq ans, pour dessiner un visage à six membres de sa famille anéantis par les ténèbres de mort qui se sont abattus au début des années 1940 sur les juifs de l’Europe de l’Est. Ce récit haletant, inspiré des épopées d’Homère et écrit dans une langue envoûtante évoquant celle de Proust, est une quête identitaire puissante et une magnifique ode à la farouche et vaillante résistance du commun des mortels face à la barbarie humaine. Une salutaire leçon d’Histoire et de vie. Exceptionnel.