Marie Darrieussecq : Science de la fiction
Tom est mort, le plus récent roman de Marie Darrieussecq, a fait couler beaucoup d’encre dans la petite république des lettres françaises. Fruit d’un échange courriel avec la principale intéressée.
Depuis la parution de Truismes, en 1996, Marie Darrieussecq publie presque tous les ans un livre qui questionne et aiguillonne le réel. Tom est mort, paru cet automne, explore par les voies de la fiction la plus douloureuse des réalités: la perte d’un enfant.
Le texte, sobre, clinique mais bouleversant, est une réalisation littéraire d’une maîtrise inouïe. Ce qui n’a pas empêché les critiques virulentes de certains lecteurs – Camille Laurens la première, elle qui a réellement connu cette douleur, consignée dans Philippe (P.O.L., 1995) – selon lesquels il est des sujets qu’on ne peut traiter sans les avoir vécus. Entretien.
Vous avez souvent parlé, en entrevue, de la recherche d’une voix, la voix d’un personnage qui, une fois apprivoisée, va guider l’écriture. L’exercice a-t-il été plus exigeant cette fois, Tom est mort étant un roman dont la thématique exige une infinie justesse de ton?
"Je dirais ni plus ni moins facile. Il est aussi extrêmement difficile de trouver le ton juste pour le bonheur. Comme tout sentiment intime, la joie est autant recouverte de clichés que le malheur. La société vous prend en charge (mal) à coups de phrases toutes faites qui vous empêchent en général de penser. Tout ce que je savais pour ce livre, c’est que je n’avais droit à rien d’"ornemental", à pas trop de métaphores, et en tout cas jamais gratuites. Je voulais être dans la nudité brute de la mort, sans consolation, et ne pas plus épargner le lecteur que ma narratrice ne s’épargne, elle. J’étais soucieuse d’être très honnête par rapport à ce qu’ont vécu mes parents, la mort de leur fils, même si, justement, l’histoire racontée n’a rien à voir. Je suis un écrivain de fiction: j’écris avec mes hantises, mais en les décalant pour mieux les dire. Regarder un fantôme en face le fait disparaître, c’est comme quand on observe trop directement les choses en physique quantique…"
Vous avez, paraît-il, fait dormir le manuscrit dans un tiroir pendant un bon moment avant de le destiner à la publication. Aujourd’hui, quel est votre rapport avec ce texte?
"Je n’étais pas sûre que je pourrais faire des interviews sans pleurer, tout simplement, j’ai donc demandé à mon éditeur d’attendre un an. On a publié Zoo, des nouvelles plus ludiques, entretemps. J’avais besoin de calme et de recul, de laisser passer du temps. Au moment de l’écriture, j’étais dans ce souci de la justesse du mot, qui fait partie du travail de l’écrivain. C’est quand je l’ai relu que la force de ce manuscrit m’a sauté au visage: j’étais stupéfaite par "l’effet de réel", on aurait dit que ça m’était arrivé en vrai, et je pense que c’est l’aspect le plus "scandaleux" de ce livre: les frontières du roman semblent franchies. Je suis capable de m’identifier totalement aux personnages que j’invente."
Certains (une certaine en particulier) ont du mal à admettre qu’une mère de deux enfants en santé, qui n’a pas connu elle-même la douleur d’en perdre un, puisse écrire sur le sujet. Ça vous inquiète quant au droit à la fiction?
"La violence de la réception d’une seule femme endeuillée, qui se pensait visiblement propriétaire de cette douleur, m’a paradoxalement permis de prendre de la distance avec le livre que j’ai écrit. Par colère, sans doute. Je pense que la fiction est surveillée de toutes parts, à cause de son pouvoir de métaphoriser le monde. La fiction est ce lieu où il faut penser par soi-même, se raconter l’histoire pour soi-même: il n’y a pas de message dans un roman. On est dans un monde précautionneux qui n’aime pas les zones d’aussi franche liberté. Pas tant pour des problèmes de "politiquement correct" que pour l’ambiguïté fondamentale de la phrase de fiction. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux, et qu’est-ce que ça veut dire? Lire, c’est réfléchir, et réfléchir est un plaisir, même quand le livre est sombre."
Tom est mort
de Marie Darrieussecq
Éd. P.O.L., 2007, 254 p.
COUP DE COEUR
"J’ai beaucoup aimé Cercle de Yannick Haenel, un grand livre sur la liberté, justement."