Michel Rabagliati : La vie, la vie
Huit ans après son premier album, qui a converti des milliers de lecteurs adultes à la bande dessinée, Michel Rabagliati entre par la grande porte au Salon du livre de Montréal. Autopsie d’un succès de la bouche même du créateur de la série Paul, maintenant réunie en un joli coffret.
C’est durant l’édition 1999 du Salon du livre de Montréal que, "quelque part dans un petit coin", les jeunes Éditions de la Pastèque lançaient Paul à la campagne. Michel Rabagliati se rappelle: "Je ne figurais même pas à l’horaire des séances de dédicaces!" C’est là, pourtant, que ce graphiste oeuvrant à l’époque dans l’illustration publicitaire a eu la "piqûre du contact avec le public": "Je n’avais pas encore de feed-back des lecteurs parce que c’était une nouveauté. Les gens se disaient qu’ils allaient essayer ça et il y en avait beaucoup qui étaient des amis et de la famille. Les lecteurs qui viennent me voir aujourd’hui sont différents: ils ont lu toute la série et m’en parlent de long en large."
En 2007, cinq albums plus tard, Rabagliati devient le premier auteur de bande dessinée, dans l’histoire du Salon, à occuper la fonction d’invité d’honneur. "Je suis flatté, mais je trouve aussi que ça va vite pour moi. Je ne me considère pas comme un vieil écrivain, même si j’ai 46 ans et que j’ai commencé cette carrière sur le tard. Cet honneur m’envoie surtout un puissant message: ce que je fais est assez intéressant pour être classé parmi les vrais livres." Quand on lui demande si c’est la perception des gens face au médium qui a changé ou le médium lui-même, il n’hésite pas: "Il faut être honnête: la bande dessinée a évolué. Il y a maintenant une BD plus adulte, plus littéraire. Le commentaire que j’entends souvent, c’est: je ne lisais pas de bandes dessinées avant de tomber sur les vôtres. Ou: j’ai arrêté il y a 25 ans, et j’ai redécouvert la BD avec vous. Je comprends ces gens, car moi aussi j’ai cessé de lire Astérix et Tintin, avant de tomber plus tard sur des bandes dessinées différentes, celles de Chester Brown, Marjane Satrapi, Rabaté…"
C’est d’ailleurs dans ce créneau particulier de la bande dessinée d’auteur que Rabagliati s’investit depuis le début. "Même si l’on parle de l’âge d’or de la bande dessinée en se référant à l’époque Spirou, je trouve qu’on traverse actuellement la période la plus excitante en BD. J’ai la possibilité de refuser les contraintes que certains acceptent encore, comme Delaf et Dubuc pour Les Nombrils, par exemple." Des contraintes comme un format préétabli, la prépublication en magazine, la couleur… "La couleur n’apporterait rien à Paul et mes lecteurs s’en fichent. J’ai le plein contrôle sur mon oeuvre et je savoure la liberté que j’ai de faire les albums de 150 pages que j’ai envie de faire."
La parution du coffret, réunissant les cinq tomes de Paul, réjouit également Rabagliati: "Ça montre qu’on est arrivé quelque part. Le coffret propose un univers, un tout cohérent." Et la superposition des livres invite notamment à constater l’évolution du dessin d’un titre à l’autre. "C’est maintenant mieux placé, plus posé. À chaque nouvel album, je revisite le langage formel, je tends vers quelque chose de plus romanesque. Je m’intéresse de plus en plus aux silences également, j’aime travailler sur des cases vides qui ponctuent le livre et redonnent un élan au récit. Certes, il y a des maladresses, dans Paul à la campagne par exemple où j’aurais pu retarder certains effets. Mais je trouve parfait que ce soit fixé comme ça dans le temps, ça permet de voir le chemin parcouru."
DE L’AUTOFICTION PAR PARESSE
Devenu auteur de bande dessinée à temps plein, Michel Rabagliati qualifie sa situation actuelle de "princière"… Même s’il concède que "ce n’est pas encore Josée di Stasio". Après un premier tirage de 800 exemplaires pour Paul à la campagne (la norme pour une oeuvre littéraire au Québec), en 1999, Rabagliati a vu son dernier opus, Paul à la pêche, tiré à 10 000 exemplaires dès sa parution en 2006. Ornée d’un chapelet de prix (du prestigieux Harvey Award du meilleur espoir en 2001 au Prix des libraires du Québec 2007), son oeuvre est également distribuée en Europe et traduite en quatre langues (anglais, italien, espagnol et néerlandais), ce qui ajoute à la consécration.
Qu’est-ce qui explique le succès de Paul? Qualifiant son dessin de "très moyen" (on croit rêver!), l’auteur enchaîne aussitôt: "Les gens essaient de trouver ce qui les rattache au livre, ils se reconnaissent dans Paul et Lucie, couple montréalais dont les dialogues très réalistes sont calqués sur la vraie vie." Rabagliati se dit par ailleurs surpris de voir que ses lecteurs ne comprennent pas toujours qu’il fait de l’autofiction, pensant que Paul est un personnage fictif. "En fait, c’est de l’autofiction par paresse. Je ne voyage pas beaucoup, alors je cherche mes histoires dans mes souvenirs et dans ma cour. Je pense que je peux extraire la poésie de ce qui est le plus ordinaire dans la vie. Aussi banalement ordinaire, même, qu’un voyage à Québec!"
PAUL À QUÉBEC, OU LA MORT EN DIRECT
Au journaliste loin d’espérer ce scoop, Michel Rabagliati parle longuement de son prochain album, qui paraîtra en 2008. S’il n’y a "rien de plus plate que de prendre la 20 à destination de Québec", la célèbre autoroute sera l’un des fils conducteurs d’une oeuvre qui pourrait bien être la première à ne pas inclure le nom de Paul dans son titre (au risque de donner de l’urticaire au distributeur). "Dans mon prochain livre, on va à Québec, à Saint-Nicolas plus précisément, lieu d’origine de ma belle-famille." Rabagliati y relate la mort de son beau-père, survenue en 2003 à la suite d’un cancer foudroyant. Souvent évoquée dans les albums précédents, la mort est maintenant abordée de front, tandis que "Paul reste en arrière-plan, servant de chauffeur à Lucie qui occupe plus de place, avec les membres de sa famille".
Rabagliati, qui a interviewé son beau-père sur son lit de mort en prévision de cette oeuvre, avoue que l’expérience l’a mis en contact avec sa propre mortalité: "Lorsqu’on le vit de près, on réalise davantage que cela peut survenir n’importe quand. Mais dans la bande dessinée, la mort servira surtout de prétexte à rappeler la vie d’un personnage qui est resté pour moi un exemple de persévérance et de réussite." Cette mort sera aussi le noyau dur autour duquel gravitent d’autres histoires, comme c’est souvent le cas chez Rabagliati: l’achat d’une maison pour Paul et Lucie, mais aussi la politique, "que j’aborde pour la première fois… et à ma propre manière". Ceux qui connaissent le pouvoir d’indignation inépuisable de Michel Rabagliati, dont chaque album contient une petite "montée de lait", s’en régaleront à l’avance…
Paul: La Boîte
Éd. de la Pastèque, 2007, 5 volumes, 632 p.
En librairie le 5 décembre
TOUT PAUL
Enfant, adolescent, jeune adulte puis père de famille, Paul nous invite à le suivre sur les différents chemins d’une vie simple et heureuse, ponctués de drames ordinaires. Loin d’être construites sur le mode chronologique qui est celui de l’autobiographie pure, les bandes dessinées de Michel Rabagliati s’offrent plutôt dans un mouvement constant d’allers-retours, le récit alternant du présent au passé à partir de certaines images qui plongent son héros dans les méandres du souvenir. À la campagne, dans le métro, dans son premier appartement ou au volant de son auto, Paul ne manque jamais d’émouvoir et de faire rire, en compagnie de sa comparse Lucie et de la petite Alice. Une des grandes révolutions de la série demeure l’apparition de deux tons de gris à partir de Paul dans le métro, faisant ressortir les personnages et rendant la lecture plus fluide. À quoi s’ajoutent des compositions de plus en plus aérées au fil des albums, un décor montréalais confondant de réalisme, une ligne claire volontairement naïve et simpliste, mais d’une grande élégance. Avec son travail sur une narration tout entière appliquée à rendre le processus de la réminiscence, Paul reste encore le meilleur avatar québécois du roman graphique.
COUP DE COEUR
Une bande dessinée: La Marie en plastique de Pascal Rabaté (scénario) et David Prudhomme (dessin), deux tomes, chez Futuropolis.
"Cette histoire d’un très vieux couple formé d’un athée communiste et d’une femme pieuse qui collectionne les statues de la Sainte Vierge m’a rappelé le film Le Chat de Pierre Granier-Deferre, d’après Simenon, avec Simone Signoret et Jean Gabin. Les personnages typés de la classe ouvrière et leur dynamique familiale plausible évoquent la France profonde, dans un dessin qui rappelle les anciennes lithographies mais aussi les vieux albums de Bécassine avec ses couleurs délavées et ses grandes cases. Petit chef-d’oeuvre touchant, tout en finesse."