Patrice Desbiens : Espace-temps
Patrice Desbiens fait paraître En temps et lieux, un recueil à la fois économe et chargé des cris muets de mille âmes errantes.
On la reconnaît tôt la petite mécanique de sa poésie, presque prévisible mais dont la magie opère chaque fois. Les repères sont ceux de tous les jours, les décors empruntés à Montréal, Wawa et surtout Sudbury, le concret bien présent donc, et puis soudain hop!, nous voici de l’autre côté du miroir, les lois physiques abolies, la complexe architecture du réel offerte à nos yeux. Patrice Desbiens est maître dans l’art d’installer cette petite cassure, au coeur du texte, qui vient troubler l’ordre des choses.
C’est la première fois que L’Oie de Cravan publie cette figure de proue de la littérature franco-ontarienne, qui loge d’ordinaire à l’enseigne des Éditions Prise de parole. Celui qui a été chanté par Chloé Sainte-Marie, qui a collaboré au fabuleux Trésor de la langue de René Lussier; celui dont certains textes ont été adaptés avec succès pour le théâtre (on se souvient de la pièce Du pépin à la fissure, un collage réalisé par le Théâtre du Nouvel-Ontario), fait preuve ici d’une économie de moyen particulièrement saisissante, parvenant à camper en quelques traits à peine un endroit, un moment, un être au bord du précipice ou de l’ivresse.
En temps et lieux, dédié à Robert Dickson, disparu en mars dernier, porte bien son titre. On se retrouve tantôt stationné sur la Lune, dans une bébé Austin 1970 où "on fait l’amour / tandis que sur la Terre / on fait la guerre", tantôt dans la chambre de Van Gogh, alors que ce dernier écoute une petite radio jaune qu’il vient de dessiner lui-même, laquelle fait tourner en boucle Paint It Black des Stones. "Il devient fou. / Mais / pas plus fou / qu’un autre."
Plus loin, nous voilà au ministère des Affaires indiennes ("Signez ici. / Saignez là.") ou au coeur d’une chanson de Joni Mitchell. Vous l’aurez compris, ici, époques et lieux se touchent, tandis que vont défiler toute une galerie de personnages, de Gaston Miron aux protagonistes de l’art européen du 20e siècle: "Pour moi / tout est surréel / depuis que / Gala a floshé / Paul Éluard / pour / Salvador Dali."
Quelques textes paraissent énigmatiques plus que porteurs (Abribus), mais l’inimitable voix de Desbiens traverse avec force le recueil, auquel l’éditeur a eu la belle idée de donner l’apparence d’un de ces petits cahiers bleus que le poète noircit de ses vers lumineux. À tous deux, chapeau bas.
En temps et lieux
de Patrice Desbiens
Éd. L’Oie de Cravan, 2007, 57 p.
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