Alberto Moravia : Pouvoir intime
Alberto Moravia, monument des lettres italiennes, avait ébauché au début des années 50 un roman sur la guerre et la complexité de la relation amoureuse. Flammarion publie aujourd’hui cet inédit, véritable incursion dans l’imaginaire du romancier.
Six ans après sa mort, les héritiers d’Alberto Moravia (1907-1990) découvrent dans son appartement une valise en cuir, à l’intérieur de laquelle dorment trois versions d’un même roman inachevé, datant de 1952. S’il est vrai que passé la surprise et l’excitation, ce genre de trouvailles se révèlent souvent assez décevantes – un créateur qui abandonne un projet en cours de route a la plupart du temps de bonnes raisons de le faire -, il en va ici tout autrement.
Les Deux Amis, dont le texte a été établi par Simone Casini (qui signe également une passionnante introduction), représente une occasion rare, celle de se pencher par-dessus l’épaule d’un écrivain gigantesque, de suivre l’évolution de son travail et presque d’entendre ses réflexions, les élans de son imaginaire et les doutes qui le taraudent.
Trois fois, donc, Moravia entreprend de raconter l’histoire de Sergio, jeune communiste sans le sou, Lalla, son amante, et Maurizio, l’ami fortuné, d’accord avec les idées fondamentales du communisme mais qui refuse d’adhérer au Parti. Le noeud est là, d’ailleurs, Sergio étant prêt à tout pour que son ami s’enrôle… Selon des angles différents, nous assistons peu à peu aux répercussions de l’idéologie politique dans la sphère de l’intime, à une inquiétante confusion des sentiments, Sergio allant jusqu’à offrir sa maîtresse à Maurizio pour arriver à ses fins.
Pourquoi l’expérience est-elle aussi fascinante? Parce nous sommes, nous nous en rendons vite compte, devant un presque grand roman. Tout y est, bien qu’un peu en pagaille, et si Moravia a abandonné le projet, c’est sans doute que l’exercice a engendré autre chose, en outre Le Mépris, l’un de ses plus grands romans, dont la version C des Deux Amis contient clairement quelques-unes des prémisses.
Fascinante, l’expérience, parce que malgré une langue déjà élégante, malgré une trame qui se tient fort bien (la version B est un petit roman en soi, quasi complet), la matière n’est jamais fixée. D’une version à l’autre, une thématique à l’avant-plan devient secondaire, un personnage d’abord à peine esquissé est appelé à jouer un rôle crucial, ce qui était raconté à la troisième personne le sera finalement à la première. Ainsi, la réflexion à l’égard du communisme, centrale dans la version A, devient ailleurs un prétexte à l’étude des mécaniques troubles de l’amour et du désir physique.
À noter: l’excellente traduction de René de Ceccatty qui, dans une postface inspirée, y va de commentaires sur ce grand chantier littéraire mis au jour.
Soulignons au passage la parution, toujours chez Flammarion, de Vita di Moravia, une série d’entretiens du maître avec son ami Alain Elkann, autre porte d’entrée sur un univers d’une infinie richesse.
Les Deux Amis
d’Alberto Moravia
Texte établi par Simone Casini, trad. par René de Ceccatty
Éd. Flammarion, 2008, 387 p.
Vita di Moravia
d’Alberto Moravia et Alain Elkann
Éd. Flammarion, 2008, 356 p.
À lire si vous aimez /
Le Conformiste et Le Mépris, du même auteur