Stephanie Bolster : Trois voix dans un miroir
À travers Pierre blanche, Stephanie Bolster appelle au voyage, à travers les miroirs que sont ceux de l’amour, de la mort et de la poésie.
Si à jamais un livre de poèmes se devait d’être écrit sur l’histoire de la petite Alice Liddell et du vieux révérend Dodgson, mieux connu sous le nom de Lewis Carroll, le voici enfin, délicieux, admirable, marquant d’une pierre blanche la poésie d’un océan à l’autre. À l’instar de l’histoire du pays de la petite Alice, voilà une merveille. Quel bonheur, quel voyage que cet ouvrage qui nous est offert grâce au flair et au travail de traduction impeccable de Daniel Canty, écrivain tout autant, grand amateur de formes, découvreur de matière.
POURQUOI C’EST
Pour toute piste, il nous est dit que "dans son journal, Charles Dodgson marqua d’une "pierre blanche" le "jour chanceux" de 1856 où il fit la connaissance de la petite Alice Liddell. Le révérend et la fillette d’Oxford entrèrent alors ensemble au Pays des merveilles […]. À un siècle et demi de distance, la poète piste les mouvements intimes de ces êtres réels et rêvés, qui continuent d’exister au carrefour des mondes, en poursuite perpétuelle de leurs doubles". Voilà que le mystère s’amorce et que se déploie sous nos yeux ce qui devait fatalement ou heureusement mener à l’une des plus belles et puissantes histoires de la littérature de ce temps, histoire d’amour aussi.
Et au départ de cette poésie des plus achevées: Stephanie Bolster, auteure discrète, exégète des papiers féeriques de Dodgson et de son idylle avec la jeune blonde qui, faute de se vouer absolument à la littérature anglaise, préféra le rêve mélancolique, la pénombre, la couronne et ses exécutants: "Ainsi je me suis permis, et ce, dès le tout premier texte, de pénétrer l’univers poétique en faisant de moi un personnage, le "poète"", explique Bolster en entrevue, "au même titre qu’Alice devient [doublement] personnage de fiction au sein de cet univers. Mes recherches m’ont amenée à décrire le personnage d’Alice du point de vue d’une certaine tristesse, à raison il me semble; sa soeur morte à l’âge de 21 ans, un amour impossible avec le prince Léopold, le fait que le personnage de fiction créé par le vieux Carroll aura, sa vie durant, outrepassé l’être humain pour même le forcer à devenir une ombre, en quelque sorte, une poussière de lui-même."
SANCTUAIRE
Cette poésie de l’intimité, de la proximité naît d’une imagerie de brèches, de portes et de cloisons, d’une mystique des passages amenant ces traversées à porter la poésie en des lieux inatteignables, inexplicables: "L’imagerie propre à l’univers de la petite Alice (miroirs, cadres, couloirs, vestibules) habite tout autant mes rêves et ma poésie, affirme la poète, et ce, que j’écrive sur Alice ou non." Ne peut donc en résulter qu’une vision très personnelle de l’univers du personnage mythique, où l’omniprésence du spectre photographique de Carroll indique le passage d’Alice de la fiction à la réalité, sa venue au monde, sa naissance inversée, en quelque sorte. Le thème de la photographie habite l’ouvrage comme une perspective autre, un spectre. Un spectre d’interférence qui n’est pas sans rappeler quelque souvenir personnel à l’auteure: "Lorsque ma propre fille n’avait que quelques mois, elle détestait se faire prendre en photo puisque l’appareil devenait écran entre elle et moi, empêchait totalement la communion des regards. Maintenant, à 13 mois, elle aura appris à accepter l’oeil de la caméra, son regard propre, ne s’imposant toutefois pas devant lui. […] Nous apprenons à être photographiés, à comprendre le regard propre de l’appareil." Comme nous apprenons à vivre, il me semble. Comme Alice aura appris à exister, elle, depuis le regard des autres, dans la vie rêvée, réelle, magique ou pas, envers ou malgré tout.
Une oeuvre de grande maturité, de passion habitée, de musique étonnante. Un prodige.
Pierre blanche
de Stephanie Bolster
Éd. du Noroît, 2007, 96 p.