Christian Bobin : Chambre avec vue
L’esthète de la langue française Christian Bobin consacre un émouvant petit livre au portrait d’une figure mythique de la poésie états-unienne: Emily Dickinson.
"Le pays d’Emily a pour frontière la haie qui ceinture son jardin. De l’autre côté de la haie c’est l’étranger – l’Amérique. Un pays brutal et naïf, drapé dans un ciel bleu nuit dont les étoiles sont menacées d’extinction par une guerre civile. Ce pays apparaît peu dans l’écriture d’Emily. Elle n’est pas de ce monde et ne veut ni de sa guerre, ni de sa paix."
Le sujet était tout désigné pour Christian Bobin, pour qui l’écriture rime aussi avec une certaine retraite du monde, un renoncement. Avec toutes les libertés que permet la collection "L’un et l’autre" de Gallimard, l’auteur d’Une petite robe de fête se penche, à travers la succession de brefs tableaux qui constituent La Dame blanche, sorte d’essai biographique très personnel, sur Emily Dickinson (1830-1886) et sa vie "spectaculairement invisible".
Figure majeure de la poésie issue des États-Unis, Emily Dickinson est de ces auteurs chez qui on ne peut dissocier la vie de l’oeuvre, bien que ladite oeuvre, d’une puissance inouïe, ait depuis longtemps sa vie propre. Ayant passé l’essentiel de son existence recluse dans la maison de ses parents à Amherst, au Massachusetts, l’écrivaine a développé dans le plus grand secret une oeuvre considérable, découverte après sa mort excepté cinq petits poèmes déjà en circulation.
Dans ses instantanés, Christian Bobin parle du quotidien silencieux de la poète, de son caractère insaisissable même pour ses proches, mais il en fait aussi un être de chair, montrant toutes les attentions qu’elle avait pour ces derniers, elle qui confectionnait pour eux un pain d’un goût inoubliable, taillait patiemment les rosiers du jardin familial, jouait du piano jusqu’à tard dans la nuit et s’occupait de ceux que la vie abandonnait peu à peu, sa mère par exemple, très diminuée à partir de 1875 et dont elle a pris soin jusqu’à la fin.
Dans un autre registre, Bobin s’intéresse aux amours homosexuelles qu’aurait entretenues Emily Dickinson avec la femme de son propre frère, Susan, et à la douleur qui l’habite quand celle-ci prend ses distances. Il montre enfin et surtout à quel point la fréquentation assidue de la mort a eu sur son travail une influence profonde, son écriture devenant en outre "l’ange de la résurrection" lui permettant de faire vivre par-delà la mort sa mère ou quelque amie fauchée avant l’heure.
ENTENDRE DES VOIX
C’est donc par le biais de cette vie d’ascèse, de contemplation mais aussi de souffrance que l’auteur en arrive à l’oeuvre, non pas en raccrochant mille citations aux bouts de vie esquissés, Bobin est trop fin pour tomber dans autant de facilité, mais en suggérant tous les échos sur la page de cet environnement en retrait du monde, que la richesse et le pouvoir – le père d’Emily a connu une carrière politique brillante, qui l’a mené jusqu’au Congrès – ne protègent pas des misères du coeur.
Bobin, écrivain à la voix bien reconnaissable, est sensible à tout ce qui fait la petite musique d’une écriture accomplie, et c’est là que son texte est le plus intéressant, quand il distingue ce qui fait la signature de la voix d’Emily, cette "voix précipitée, comme de quelqu’un qui accourt vers nous de si loin qu’il arrive hors d’haleine".
À noter: Gallimard vient par ailleurs de rééditer, dans une édition bilingue, un choix de textes d’Emily Dickinson préparé par Claire Malroux. Car l’adieu, c’est la nuit – le titre est emprunté à l’un de ses poèmes – représente un cinquième des oeuvres complètes, que l’on sait foisonnantes.
La Dame blanche
de Christian Bobin
Éd. Gallimard, coll. "L’un et l’autre", 2007, 120 p.
À lire si vous aimez /
Les portraits d’écrivains par d’autres écrivains, ceux d’Alberto Manguel par exemple (Borges, Kipling…)