C.G. Jung : Gloire et dérives d’un psy
Théoricien et praticien controversé des débuts de la psychanalyse, C.G. Jung fait l’objet d’une nouvelle biographie, la plus exhaustive qui lui soit consacrée à ce jour. L’Américaine Deirdre Bair a mené à terme cet exploit archivistique.
Fils d’un pasteur bâlois et d’une mère adonnée au spiritisme, Carl Gustav Jung (1875-1961) est l’auteur d’une oeuvre scientifique monumentale où sont apparus de nombreux concepts devenus indissociables du jargon psychologique: l’individuation, le Soi, les notions d’archétype et d’inconscient collectif, d’animus et d’anima… Psychiatre de renom établi à Zurich, où afflueront d’innombrables patients à partir des années 1910, le personnage porte en lui une large part d’ombre qui alimentera ses détracteurs au fil du temps: son intérêt pour les sciences occultes hérité de sa mère, le peu d’attention accordé à ses cinq enfants, le triangle amoureux formé avec sa femme Emma et Toni Wolff, ancienne patiente qu’il traitait publiquement comme une seconde épouse…
Une dérive professionnelle encore plus regrettable survient vers la fin de la carrière de Jung tandis qu’il élabore sa "psychologie des peuples", véritable étude comparative des types physiques et psychiques de l’espèce humaine: africain, chinois, juif, aryen… En pleine décennie 1930, le parti nazi, qui a besoin de bases "scientifiques" pour justifier son idéologie raciste, s’appuie évidemment sur ces travaux, y trouvant du même coup une caution étrangère, non allemande. Plus troublant encore demeure le fait que Jung restera président de la Société médicale internationale de psychothérapie, contrôlée en bonne partie par des partisans du national-socialisme, jusqu’en 1940…
Cherchant à faire la lumière sur ce qui demeure l’épisode le plus discuté de la vie de Jung, Deirdre Bair conclut que le psychanalyste, publiquement opposé aux politiques du Troisième Reich dès le début des années 1930, fut surtout victime de son aveuglement naïf et d’un sévère manque de jugement, davantage que d’une adhésion aux idéaux nazis. Après tout – et c’est le principal scoop que nous révèle la biographe -, Jung n’a-t-il pas été recruté en 1942 par les services secrets américains qui l’ont chargé, sous le nom de code d’"agent 488", d’établir le profil psychologique de Hitler? Une tâche à laquelle Jung se serait livré avec une application enthousiaste.
Première biographe à avoir eu accès aux archives du grand homme jusque-là contrôlées par ses descendants, Deirdre Bair signe un ouvrage ni sympathique ni hostile à son sujet, se gardant bien de prendre parti, notamment dans la guerre amplement commentée jusqu’ici opposant Jung à Freud. Porté par un style universitaire terne et sans surprise, avec un souci d’exhaustivité quasi maniaque, Jung: une biographie fascine surtout par sa peinture d’une époque où la psychanalyse en était à ses premiers balbutiements, bien avant que d’élémentaires règles d’éthique et de confidentialité ne soient fixées. Le lecteur ne peut que se divertir de toutes ces "séances d’analyse non conventionnelles" ayant lieu à Zurich, haut lieu de la psychologie où s’installèrent une foule de riches Américaines aspirant à être traitées par l’analyste le plus à la mode de la planète. Ironiquement, celles-ci laissaient derrière elles maris et enfants, dont plusieurs restèrent toute leur vie traumatisés par l’abandon dont ils furent victimes…
Jung: une biographie
de Deirdre Bair
Traduit par Martine Devillers-Argouarc’h
Éd. Flammarion, 2007, 1312 p.