Margaret Laurence : Le temps des bilans
Les éditions Alto et Nota Bene ressuscitent un monument des lettres canadiennes: L’Ange de pierre de Margaret Laurence.
Paru en 1964, L’Ange de pierre ouvre le cycle de Manawaka, du nom de cette localité fictive des Prairies calquée sur Neepawa, village manitobain où est née Margaret Laurence (1926-1987). Étrangement ignorée au Québec, l’oeuvre est pourtant reconnue à travers le monde pour avoir ouvert la voie à d’autres écrivains de la modernité anglo-canadienne: Robertson Davies, Alice Munro, Margaret Atwood… Elle figura même dans les programmes scolaires avant d’être interdite (en pleines années 80) à cause de son contenu antireligieux et l’expression du désir sexuel de son héroïne.
Reprenant la traduction réalisée en France pour Gallimard, Alto et Nota Bene s’associent pour nous donner accès au cycle complet de l’auteure. Premier de cinq romans, L’Ange de pierre arrive donc en librairie alors que son adaptation au cinéma (par Kari Skogland) s’apprête à prendre l’affiche. En plus de la récente traduction française de la biographie de Laurence (signée James King), tout semble donc exiger le contact avec ce grand classique, demeuré étonnamment moderne avec ses accents lyriques et épiques.
Une vieille dame de 90 ans à la santé fragile et au caractère irascible habite avec son fils Marvin et sa bru Doris, qui projettent de la placer dans une maison de repos. Se sentant dépossédée, Hagar Shipley résiste, s’accrochant à sa demeure et à ses souvenirs, avant de commettre une pathétique fugue qui mettra sa vie en péril. Juxtaposé aux aventures de cette vieille haïssable se développe un second récit, celui de la jeunesse de Hagar, faisant le bilan d’une vie qu’elle s’apprête à quitter. Reniée autrefois par son père à cause de son mariage avec Bram Shipley, fermier fruste mais aimé, suivi de son divorce, de son immigration en Ontario et du décès tragique de son fils préféré, Hagar semble avoir survécu à toutes les épreuves que la vie peut réserver à une femme.
De la jeune fille indépendante à la nonagénaire têtue, c’est l’affirmation d’une liberté et d’une identité féminines parcourant le 20e siècle que trace dans son roman Margaret Laurence. Si la vie de Hagar Shipley nous semble ratée d’un point de vue bourgeois, l’écrivaine parvient à suggérer que l’échec fondamental tient davantage à des rendez-vous manqués, à des paroles qui auraient pu être salvatrices mais ne furent jamais dites, tandis que d’autres, prononcées, auraient mérité de demeurer dans le silence… Puissance des mots que retrace avec une adresse romanesque exceptionnelle le pouvoir autrement capricieux de la mémoire.
L’Ange de pierre
de Margaret Laurence
Traduit par Sophie Bastide-Foltz
Préfacé par Marie Hélène Poitras
Éd. Alto/Nota Bene, 2008, 438 p.