Dany Laferrière : La vérité si je mens
Dany Laferrière marque fort les imaginaires avec un 11e roman qui pourtant est un pur non-livre, une savoureuse abstraction parlant mieux de la littérature et de ceux qui la font que bien des essais.
"Parfois les nuages reposent les gens d’admirer la lune", a écrit Bashô, poète japonais du 17e siècle et figure centrale du plus récent roman de Dany Laferrière. N’est-il pas en effet reposant, le spectacle mouvant qui nous fait un temps oublier un corps immuable, millénaire, et n’est-ce pas un peu ce que fait l’auteur de Je suis un écrivain japonais en offrant le spectacle d’une réalité qui passe devant la réalité, usant de ses matériaux mais les faisant parler autrement? "Mêler fiction et réalité, tous les enfants font ça", observe Dany Laferrière en entrevue, assis dans ce café montréalais si présent dans son oeuvre et en particulier dans ce titre-ci, Les Gâteries. "Mais quand on est écrivain, on veut continuer jusqu’à l’âge adulte!"
Ce plaidoyer pour une littérature fondamentalement libre, libre d’absorber et modifier le monde, Laferrière le formule depuis plusieurs années et plusieurs livres, mais sans doute n’a-t-il jamais été aussi convaincant que dans cette histoire qui au fond n’en est pas une, autour d’un écrivain justement appliqué à écrire un roman intitulé Je suis un écrivain japonais, roman qui n’existe pas encore sur papier mais qui suscite déjà bien des remous. La recherche qui y préside, d’abord, va conduire notre narrateur, un romancier d’origine haïtienne qui fréquente beaucoup les alentours du carré Saint-Louis – évidemment… -, à des rencontres étonnantes, dont celle de Midori et la petite cour qui papillonne autour. Midori, chanteuse japonaise qui se produit au Café Sarajevo; Midori, "objet plat aux contours si aiguisés qu’elle peut trancher un cou sans que la tête tombe avant quelques secondes". Ensuite, le projet de cet écrivain noir autoproclamé écrivain japonais ne passe pas inaperçu auprès des autorités, et après que le vice-consul du Japon – un certain Mishima… – eut mené sa petite enquête, l’original va faire l’objet d’un documentaire télévisé, prélude à un véritable émoi national au pays du soleil levant.
Mise en abyme de la littérature elle-même, le livre n’a pourtant rien d’un projet théorique et se lit comme… un roman, tiens, simplement. "La littérature, pour moi, est un endroit qui existe, où l’on peut prendre un café, faire de vraies rencontres et, pourquoi pas, endosser d’autres identités. C’est pour ça que je suis attristé par toute la question de l’identité de l’écrivain. Le livre est un endroit de liberté, et qu’on mette là des agents d’immigration, des douaniers, c’est désolant… Je trouve d’ailleurs que les écrivains ne se révoltent pas assez contre ces étiquettes, ces frontières."
Le romancier s’anime, comme chaque fois qu’on touche au coeur de son projet littéraire. "Finalement, je mets des mots sur des choses qui existent foncièrement chez tout le monde. Cendrillon, qu’est-ce que c’est? Ce n’est pas un livre, c’est un espace. Les enfants habitent cette histoire comme on habite un espace, naturellement", ajoute celui qui, avec son livre jeunesse Je suis fou de Vava (Éditions de la Bagnole, 2006), avait si bien su leur parler, aux enfants.
TROU NOIR
C’est il y a 25 ans que Dany Laferrière a découvert Bashô, poète japonais né en 1644 près de Kyoto, auteur entre autres de haïkus qui sont aujourd’hui parmi les plus célèbres. "Ce qui m’a séduit chez lui, c’est d’abord sa technique, sa maîtrise. Et puis Bashô était très attaché à une idée: "Je vis comme j’écris." Il est dans son oeuvre, dans son livre. Il a créé le personnage littéraire Bashô, qui voyage à côté de lui."
Ce personnage, qu’on aperçoit çà et là dans le livre de Laferrière et qui surtout en incarne l’essence, est le représentant de la littérature nippone le plus présent dans un roman qui fait allusion à plusieurs autres. Mishima par exemple, dont Laferrière a beaucoup fréquenté les textes à l’adolescence. Sans compter que dans le microcosme qui grouille et grenouille autour de Midori, les courtisanes et courtisans portent le nom d’écrivains japonais…
À sa manière, c’est donc un véritable hommage à cette littérature que rend l’écrivain, ce qui est bien l’une des rares choses qu’il ait réellement décidées dans cette aventure d’écriture dont on dirait qu’elle l’a mené par le bout du nez. Quand on lui parle de ce processus, Dany Laferrière ouvre grand les billes si mobiles de ses yeux. "Ce n’était absolument pas prémédité, ce roman. Je ne comprends pas très bien comment il s’est fait… Comme s’il couvait depuis longtemps sans que je m’en aperçoive, il y a beaucoup de somnambulisme dans l’écriture de ce livre. Je l’imagine d’ailleurs comme un trou noir, qui aurait tout aspiré, y compris son auteur! En définitive, il n’y a pas de livre parce qu’on propose mieux: la liberté de l’imaginaire."
Je suis un écrivain japonais
de Dany Laferrière
Éd. du Boréal, 2008, 272 p.
JE SUIS UN ÉCRIVAIN JAPONAIS
Le personnage principal et narrateur de cette histoire, c’est bien sûr Dany Laferrière lui-même. Et puis en fait non. Oui et non, en somme, la frontière entre lui et son narrateur étant aussi poreuse que celle qui s’étire entre le Montréal véritable et celui de son oeuvre; entre le Japon documenté et celui qu’il a ici fantasmé, lui qui n’y a jamais mis les pieds.
Dans une suite de courts chapitres, nous suivons les pérégrinations de ce créateur qui, puisque c’est dans cette direction que le mène son projet, revendique haut et fort la nationalité japonaise. Dès lors, le monde se modèle à ses fantasmes, ses désirs appellent des réalités.
Loin de se limiter à un concept ou un exercice de style, Je suis un écrivain japonais exhibe au premier plan une histoire pleine d’esprit, d’humour et de fantaisie, tandis qu’à l’arrière-plan, dans un petit théâtre d’ombres qui relève du plus grand art romanesque, l’essentiel se joue sans bruit.
Roman minimal, riche pourtant de toute une trajectoire d’écrivain, le nouveau livre de Dany Laferrière est sans conteste une pièce maîtresse d’une oeuvre dont il faudra bien un jour dire l’incontestable importance dans la littérature francophone. Et japonaise, il va sans dire.