Isabel Allende : Conquête féminine
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Isabel Allende : Conquête féminine

Reine internationale du best-seller – elle a vendu 42 millions de livres dans le monde, traduits en 35 langues -, l’écrivaine chilienne Isabel Allende publie un nouveau roman historique, où elle réhabilite une figure de proue, totalement oubliée, de la Conquête du Nouveau Monde.

Voir: Inés Suarez, l’héroïne de votre roman, a été une aventurière intrépide qui a changé radicalement le cours de l’histoire du Chili. Elle semble vous avoir profondément séduite?

Isabel Allende: "Absolument. Inés Suarez fut une femme très vaillante à une époque hyper-masculine, celle de la Conquista de l’Amérique. Une épopée macabre marquée par une déferlante de testostérone, de misogynie, de violence, de massacres effroyables… J’ai été fascinée par le personnage d’Inés, que j’ai découvert en écrivant Fille du destin, parce que j’ai toujours voué une très grande admiration aux femmes, et aux hommes aussi, qui transgressent les normes et défient les conventions immuables de leur époque. Ce sont ces êtres rebelles et marginaux qui font souvent l’Histoire, et qui arrivent à faire avancer la culture. Inés était une femme très opiniâtre, beaucoup plus courageuse que les hommes à côté desquels elle a combattu pendant les guerres de la conquête du Chili. En 1540, elle sauva la ville de Santiago et découvrit de l’eau dans le désert d’Atacama. Elle avait une manière féministe de voir la vie, même si la notion de féminisme n’existait pas encore à cette époque-là."

Les livres d’Histoire de l’Amérique latine mentionnent rarement son nom. Pourquoi?

"C’est vrai. Elle est la grande oubliée des livres d’Histoire. Force est de rappeler que dans l’Histoire, non seulement de la Conquête des Amériques mais aussi du monde, les voix des femmes, des vaincus, des enfants et des vieillards ne figurent jamais. C’est comme si ces derniers n’avaient pas existé. On retrouve, consignées dans l’Histoire, seulement les voix des conquistadors, généralement des machos de race blanche. Toutes les autres voix ont été gommées. J’ai dû plonger dans les récits historiques relatant la vie et les faits d’armes des hommes qu’Inés a accompagnés durant les années de la conquête du Chili, notamment son amant, Pedro de Valdivia, pour glaner des bribes d’informations sur la destinée hors du commun de cette femme admirable. Après la mort de Valdivia au combat, elle a épousé un autre conquistador aguerri, Rodrigo de Quiroja, avec qui elle participa à l’édification de la ville de Santiago. J’ai trouvé des informations très sommaires sur Inés dans les actes des propriétés foncières de Rodrigo de Quiroja."

Qu’est-ce qui vous a le plus frappée au cours des recherches historiques que vous avez menées pour retracer la vie tumultueuse d’Inés Suarez?

"J’ai découvert, stupéfaite, la violence de la Conquête espagnole du Nouveau Monde. C’était une période brutale, un peu comme les temps que nous vivons aujourd’hui. Au milieu du 16e siècle, l’Empire espagnol a exporté la croix et l’épée. Les conquistadors sont partis à la recherche de ce qui est l’équivalent du pétrole aujourd’hui: l’or. C’est pour cette raison qu’ils ont soumis, humilié et opprimé des millions d’indigènes. Les conquistadors ont éradiqué une culture, une race, une civilisation. Ils ont profondément métamorphosé tout un continent."

Écrire un roman inspiré de faits historiques, n’est-ce pas un exercice littéraire ardu?

"La trame de fond de ce roman se nourrit de récits historiques. Je n’ai rien inventé. Quand on écrit un roman inspiré de faits historiques, il faut être très rigoureux et honnête. Cependant, je ne prétends pas faire de l’Histoire. L’Histoire m’a toujours passionnée, mais c’est une discipline que je trouve parfois très aride, surtout quand elle est enseignée à l’école. En puisant mon inspiration dans des faits historiques réels, j’ai essayé de réhabiliter la passion, l’amour, le grand courage et la détermination inébranlable d’Inés Suarez."

Vos origines culturelles influencent-elles votre travail littéraire?

"Oui, beaucoup. Je suis moi-même une métisse. Je suis née du mélange très bariolé de la culture espagnole et de la culture indigène. Le choc de ces deux cultures a engendré une culture très vivace et très intéressante. C’est un choc d’amour, de haine, de jalousie, de quête absolue du pouvoir, d’une très grande violence. Nous, les Latino-Américains, sommes nés de ce choc culturel."

Les héroïnes de vos romans sont toujours des femmes qui se débattent vaillamment dans des univers régentés par des hommes impitoyables. Est-ce pour vous une manière insidieuse, mais habile, d’afficher votre féminisme?

"Le statut, encore très vulnérable, des femmes dans le monde me préoccupe beaucoup. Nous vivons aujourd’hui dans un monde désarçonné, où des guerres très meurtrières, l’impérialisme et le fondamentalisme religieux ont pignon sur rue. Dans ce monde très inégalitaire, les femmes risquent de perdre les rares acquis qu’elles ont gagnés à la suite de luttes homériques qu’elles ont menées pendant plusieurs siècles. Un combat qui est loin d’être fini. Dans une guerre, les femmes et les enfants sont toujours le "dommage collatéral". L’impérialisme est un processus politique et idéologique très violent, par le biais duquel on impose la loi du plus fort aux plus faibles et aux plus démunis. Quant au fondamentalisme religieux, nous savons que dans n’importe quelle religion, surtout dans les religions monothéistes, il y a des mouvements extrémistes qui se délectent quand ils écrasent les femmes."

Vous êtes plutôt pessimiste?

"Non. Je suis convaincue que si nous parvenons à changer radicalement la situation politique mondiale actuelle, et si une nouvelle génération émerge avec une vision de l’avenir plus généreuse et moins égoïste que celle que nous avons aujourd’hui, les droits de la femme, qui continuent à être bafoués, surtout dans les pays les plus pauvres, pourront progresser rapidement. À ce moment-là, l’égalité entre hommes et femmes ne sera plus un voeu chimérique. Notre civilisation a besoin urgemment de changements très profonds. Pour y parvenir, nous avons absolument besoin de l’énergie féminine dans la gestion de la planète Terre, chaque jour de plus en plus menacée par une kyrielle de catastrophes naturelles, écologiques, politiques, économiques… Une autre vision de la réalité et de l’avenir et un autre système de relations humaines s’imposent. C’est-à-dire une vision de l’avenir se situant aux antipodes de la vision défendue fougueusement aujourd’hui par George Bush, qui préfère imposer ses vues au monde en pratiquant la politique du cow-boy condescendant."

Vous résidez aux États-Unis. Vous considérez-vous comme une écrivaine américaine de langue hispanique?

"Pas du tout. J’habite aux États-Unis depuis 20 ans. Mon époux est américain, mais moi, je ne me considère pas comme une Américaine. Pour les Latino-Américains, la communauté est quelque chose de sacré. Or, les Américains sont des êtres généreux, mais très individualistes. Ces derniers ont une relation très ambivalente, et même souvent étrange, avec leur Histoire. Ils souffrent d’amnésie historique. Les Américains tirent rarement des leçons des erreurs qu’ils ont commises dans le passé. La preuve: la désastreuse aventure militaire dans laquelle ils sont empêtrés en Irak depuis 2003. Ils semblent avoir délibérément, ou peut-être inconsciemment, élagué leur Histoire des années noires de leur expédition militaire au Vietnam. Un échec cuisant. Pourtant, George Bush et ses collaborateurs sont résolument convaincus que la guerre qu’ils mènent actuellement en Irak est juste et nécessaire pour sauver le monde entier. C’est une folie!"

Inés de mon âme
d’Isabel Allende
Éd. Grasset, 2008, 380 p.

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INES DE MON AME

Dans son dernier roman, Inés de mon âme, Isabel Allende nous entraîne dans une intrigue haletante qui offre un éclairage inattendu sur un épisode-clé, mais fort méconnu, de l’histoire tumultueuse de la Conquista espagnole des Amériques, au milieu du 16e siècle: la participation héroïque d’une jeune et humble couturière de l’Estrémadure, Inés Suarez, à la conquête du Pérou et à la fondation du Royaume du Chili. Un roman épique, passionnant et richement documenté, où Isabel Allende retrouve l’élan et le souffle qui ont fait le succès mondial de ses livres précédents. Exceptionnel.