Åsne Seierstad : Guerres et paix
Dans L’Ange de Grozny, Åsne Seierstad, auteure du Libraire de Kaboul, brosse un sombre portrait du quotidien tchétchène.
Åsne Seierstad n’a que 24 ans lorsqu’elle part en Tchétchénie faire son premier reportage en zone de conflit. Elle y fera l’apprentissage de la guerre dans tout ce qu’elle a d’absurde, d’arbitraire et de cruel.
En 2006, la "paix" est revenue en Tchétchénie. Seierstad décide alors de retourner à Grozny, cette-fois-ci clandestinement afin d’éviter d’être sous l’emprise d’officiels russes qui présentent aux journalistes une version édulcorée du quotidien tchétchène. Enfants, combattants insurgés, soldats russes, mères, veuves, Åsne Seierstad rencontre des dizaines de Tchétchènes et nous raconte leur histoire. Mais c’est sur le sort des enfants d’un orphelinat de fortune qu’elle s’attarde le plus longtemps.
L’"ange de Grozny", c’est Hadijat, qui accueille dans son appartement une douzaine d’orphelins. Avec son mari, Malik, elle les élève comme s’ils étaient ses propres enfants. Grâce aux soins du couple, la plupart de ces sans-famille réapprennent à vivre, retournent à l’école, s’épanouissent autant qu’il est possible de le faire quand on a tant souffert. Mais d’autres, comme Liana, 16 ans, et son frère Timour, 11 ans, sont trop marqués par ce qu’ils ont vu et vécu. Ils ont trop de colère en eux, "c’est comme un incendie, ça brûle, ça pique", explique Timour à Åsne à la suite d’accès de colère.
L’HOMME DE POUTINE
Seierstad ne s’intéresse pas qu’aux perdants de la guerre. Elle rencontre aussi ceux qui en ont profité. Sur un chapitre entier, elle retranscrit une édifiante (et terrifiante) entrevue avec Ramzan Kadyrov, le nouveau président de la République tchétchène, l’homme de Poutine. "Mon seul héros est Poutine, rien que Poutine, dit-il, c’est mon seul modèle."
Ramzan Kadyrov contrôle son coin de la république russe avec une poigne de fer. À la fois fédéraliste et nationaliste radical, il n’en est pas à une contradiction près. D’un côté défenseur d’une Russie unie, incluant la Tchétchénie, il prône, de l’autre côté, une islamisation des moeurs et des coutumes tchétchènes. Et lorsqu’il parle de son pays à la journaliste norvégienne, c’est avec la verve d’un dictateur en puissance: "La Tchétchénie est maintenant l’endroit le plus paisible au monde. Pas seulement de Russie, mais aussi du monde!"
Bien sûr, la Tchétchénie telle que nous la décrit Seierstad est loin d’être le paradis qu’évoque Kadyrov. La frustration règne. Chacun considère que son honneur a été bafoué. Montée du nationalisme chez les adultes, du wahhabisme fondamentaliste chez les jeunes, érosion des droits des femmes: tous les éléments sont en place pour qu’une troisième guerre civile puisse éclater dans ce pays où les pires crimes ont été commis pour "l’honneur d’un combattant. L’honneur d’un peuple. L’honneur d’un dirigeant. L’honneur d’une femme".
Après son séjour tchétchène, Seierstad complète son enquête en Russie. Elle y rencontre des soldats comme le jeune Nikolaï, devenu aveugle après avoir sauté sur une mine près de Grozny. Elle discute avec les parents de jeunes adolescents skinheads, condamnés pour avoir levé la main sur des Tchétchènes à Moscou. Elle constate partout la montée d’un nationalisme russe revanchard et revendicateur. "Il fut un temps où, fascinée et d’une irrépressible curiosité, j’étais à la recherche de l’âme russe. Suis-je devenue trop négative, trop déçue?"
On ne peut que partager ce désenchantement. À lire Seierstad, on croirait que du Caucase à Moscou, il ne reste plus que des victimes ou des bourreaux. Comme si les citoyens de l’ex-URSS avaient été pris, en bloc, par un dangereux délire qui ne peut mener qu’à la guerre. Espérons que l’auteure, marquée par ce qu’elle a vu là-bas, manque trop de recul ou d’optimisme pour y discerner, quelque part, une lueur d’espoir.
L’Ange de Grozny
d’Åsne Seierstad
Éd. JC Lattès, 2008, 300 p.
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Le Libraire de Kaboul de la même auteure, Une exécution ordinaire de Marc Dugain