Alexeï Slapovski : Relations de pouvoir
L’écrivain russe Alexeï Slapovski a imaginé la troublante histoire d’un hermaphrodite doté d’un regard incisif sur la société qui l’entoure.
Venu au monde avec les deux sexes, Valentin Milachenko, dit Valko, doit apprendre de bonne heure à transiger avec sa morphologie unique. Devenu orphelin, il conserve son identité masculine dans laquelle l’a brièvement élevé sa mère, et ce, durant ses études et pendant toute sa carrière au Komsomol (Union de la jeunesse communiste) où il se révèle un serviteur zélé et irréprochable. Ne confiant à personne le secret de son anatomie, Valko parvient à gravir les échelons et à se faire apprécier par son entourage, cultivant des amitiés mais évitant soigneusement les relations intimes, ne sentant par ailleurs d’attirance ni pour les hommes ni pour les femmes chez qui sa beauté adolescente suscite tour à tour le désir…
Traversée par un constant questionnement identitaire, cette existence sur le qui-vive mais relativement tranquille racontée par Alexeï Slapovski connaît un tournant abrupt alors que s’écroule l’Union soviétique. D’abord victime de chantage de la part d’un médecin informé de son secret, Valko sera exposé au grand jour, puis abandonné par ses amis, avant de prendre le chemin d’un exil volontaire, accumulant divers boulots, tâtant même de l’itinérance et de la prostitution.
Déjà connu des lecteurs francophones pour Je n’est pas moi et pour Vodka, dollars et gueule de bois (parus chez Albin Michel), Slapovski signe une oeuvre hautement emblématique de son époque et de sa culture. Aux antipodes du fait divers ou du fait vécu, Ille apparaît comme un véritable projet romanesque, proposant une vision particulière d’un monde en pleine mutation dont son héros excentré devient l’observateur par excellence. Car c’est en maintenant une position de retrait à la fois volontaire et forcée que Valko assimile ce que l’on attend de lui, étudiant attentivement, puis imitant ceux qui l’entourent. Envisageant tout, y compris sa propre exclusion, avec neutralité et indifférence, retenant la leçon d’un ami (émule de Bakhtine) qui lui conseille d’adopter un "rapport carnavalesque à la vie", Valko se pose ainsi en témoin d’une société où règne la duplicité, où chacun joue son rôle, et où les plus habiles serviteurs du parti deviendront les premiers hommes d’affaires de la nouvelle ère capitaliste.
Quoique le communisme lui ait semblé davantage propice à une asexuation du monde, Valko se montre lucide face aux communautés humaines qui, peu importe le système politique qui les dirige, sont essentiellement basées sur les relations de pouvoir et divisées entre le masculin et le féminin: "En dehors des genres, l’individu n’a aucune raison de vivre. Tout ce que font les gens est d’une manière ou d’une autre lié au genre", "tout système social est un système de sexe". D’où la paix d’esprit que parvient à atteindre ce héros davantage asexué qu’hermaphrodite, tandis que tous autour de lui "se démènent continuellement", obsédés par leurs désirs, leurs tromperies, leur besoin de posséder les autres…
Jeune et sympathique maison longueuilloise qui s’est donné comme mission de faire connaître la littérature russe au public francophone, les éditions Kéruss ajoutent une corde à leur arc avec cette pertinente traduction de Slapovski réalisée par Benoît Gascon (dont il faut patiemment chercher le nom, enfoui dans les données de catalogage). Souhaitons longue vie à ce nouveau joueur dans le monde de l’édition québécoise généralement peu portée sur les traductions étrangères.
Ille
d’Alexeï Slapovski
Traduit par Benoît Gascon
Éd. Kéruss, 2008, 270 p.