Catherine Mavrikakis : Entretiens d'outre-tombe
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Catherine Mavrikakis : Entretiens d’outre-tombe

Explorant à nouveau les contours problématiques du deuil, Catherine Mavrikakis signe un texte dramatique puissant dont le décor – un cimetière américain en Normandie – apparaît comme le lieu de toutes les rencontres.

"Il faut avaler nos morts ou c’est eux qui nous bouffent", écrivait Catherine Mavrikakis dans Deuils cannibales et mélancoliques, son premier roman. Quelques livres plus tard, ces questions de la filiation, du deuil et du rapport que nous entretenons avec nos disparus demeurent toujours au centre de son oeuvre, si l’on se fie à sa plus récente fiction par laquelle l’écrivaine amorce un "cycle américain". Construit comme un drame lyrique (un "oratorio", précise le sous-titre), Omaha Beach n’est pas loin de toute tragédie née de l’incompréhensible, de la terrible répétition de l’histoire.

Épousant l’unité de temps et de lieu, la scène se déroule l’espace d’une journée au cimetière américain de Colleville-sur-Mer. Soixante ans après le débarquement de Normandie, une famille vient y rendre hommage à Paul et Victor, frères jumeaux "fauchés dans la fleur de l’âge" avant même d’avoir touché le sable de la plage. Un pèlerinage outre-Atlantique sans cesse reporté par la famille et destiné à se donner bonne conscience (autre thème récurrent chez Mavrikakis), mais aussi à "permettre quelque chose" qui consiste à "vous dire au revoir, à vous laisser partir" afin de "m’aider à retrouver la mort, la mienne".

Mais voilà: dans ce joli cimetière peuplé de croix toutes blanches, halte obligée des cars de touristes et où l’on vient "pleurer sur la tombe des justes", les morts sont loin de se reposer. Chaque nuit, des centaines de fantômes fringants reprennent vie. Dans la beauté de leur jeunesse, torse nu, ils jouent au football, boivent de la bière et forniquent entre eux, au grand désespoir du gardien des lieux qui doit tout nettoyer par la suite. Une fois par mois, les Allemands du cimetière voisin se joignent même aux Américains afin de rejouer la bataille qui les a réunis pour l’éternité.

Impossible de résumer ici toutes les avenues que ce texte a permis à son auteure d’explorer, à commencer par sa troublante dimension allégorique menant aux dialogues entre morts et vivants lorsqu’une mère et sa fille reviennent au cimetière la nuit venue et se voient confrontées à leur dynamique familiale. Devant les deux jumeaux blonds de 20 ans qui refusent de reconnaître leur soeur Eunice dans l’octogénaire décatie qui se présente à eux, sa fille Phyllis éclatera d’une rancune accumulée, elle qui a organisé ce voyage dans le but d’exister enfin aux yeux de celle que l’"absence magnifique" de ses frères a éloignée à jamais des siens.

Avec les accents existentialistes et les emprunts à la tragédie grecque d’Omaha Beach, on pourrait reprocher à l’auteure d’avoir forcé quelque peu la note, mais la forme théâtrale du texte ainsi que sa dimension évidente de manifeste contre la guerre rendent la charge crédible. À l’instar d’Alfred de Musset qui considérait son oeuvre dramatique comme "un spectacle dans un fauteuil", Catherine Mavrikakis semble destiner son "oratorio" davantage à la lecture individuelle qu’à la scène. En m’aventurant dans cette oeuvre singulière, je n’ai toutefois pu m’empêcher d’imaginer le spectacle extravagant et pertinent auquel elle pourrait donner lieu si elle tombait entre les bonnes mains. À quand un Omaha Beach sur les planches montréalaises?

Omaha Beach (un oratorio)
de Catherine Mavrikakis
Éd. Héliotrope, 2008, 124 p.

Omaha Beach
Omaha Beach
Catherine Mavrikakis
Héliotrope