Marie-Claire Blais : L'art de la fugue
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Marie-Claire Blais : L’art de la fugue

Marie-Claire Blais ajoute un pan à l’ambitieux cycle dont Soifs, paru en 1995, était la pierre d’assise: Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, roman choral, ample et exigeant.

"Je dessine les personnages, ils sont là, avec des flèches qui les relient les uns aux autres. Il y a tellement de monde, faut pas se perdre, tous leurs petits traits doivent être très clairs, limpides." Ainsi parlait Marie-Claire Blais lors d’une entrevue accordée à Voir, en 2005. Venait alors de paraître Augustino et le choeur de la destruction, présenté comme le dernier élément d’une trilogie amorcée avec Soifs, dix ans plus tôt, et qui comprenait aussi Dans la foudre et la lumière (2001).

Voilà qu’ils reviennent nous habiter, ces personnages – une centaine en tout! -, la romancière greffant au cycle un nouveau chant choral traversé par ces figures issues de leur temps et de ses contradictions: Naissance de Rebecca à l’ère des tourments. On les retrouve par un jour de Noël, donc, sur une île tropicale, avec des flèches qui les relient entre eux, ramifications qui tisseront peu à peu la riche et mouvante étoffe du monde.

Que ce soit dans la relation de Vénus, descendante d’une lignée d’esclaves, avec sa fille Rebecca, née d’un viol par un Blanc, celle de "Mère" avec son petit-fils Augustino, écrivain tourmenté, ou dans les mille autres liens qui vont se nouer, on entend tout: les cris de la naissance, ceux de la maladie et de la mort, les querelles entre la religion et la science, le miracle renouvelé de la nature, la prostitution comme les avancées du statut de la femme, la furie des grandes batailles de l’histoire comme les changements climatiques, les difficultés de la condition d’artiste en même temps que la nécessité de l’art. Plusieurs créateurs sont convoqués au fil des pages, d’ailleurs, de Jean-Sébastien Bach à Jim Morrison, en passant par Pablo Picasso.

Dans cette musique ininterrompue, on saisit le vrombissement de l’humanité, comme une sève courant à vive allure, et le souci du legs à ceux qui vont suivre, l’impératif de faire vivre et le passé et l’avenir. Pour rester dans le registre musical, on est tenté de voir un parallèle entre les propos de l’un des personnages, Franz, le chef d’orchestre, et le roman tout entier: "[…] il ne pouvait vivre sans désirer, et ne connaissait aucune cessation de ses désirs, comme il embrassait dans sa musique le répertoire ancien et le nouveau, chaque interprète y apportant sa nouveauté, son exotisme, ces nuances, ces miroitements qui le faisaient vivre d’une tournée à l’autre […]"

LA FORME ET LE FOND

Pour prendre ainsi le monde à bras-le-corps, Marie-Claire Blais a ouvragé de longues phrases, courant sur plusieurs dizaines de pages et adoptant toutes les tonalités imaginables. On peut concevoir la difficulté que représente le projet de rendre ainsi visibles toutes les sinuosités de notre temps; de passer d’un sujet à l’autre, d’un monde intérieur à l’autre – les dialogues sont filés à même la phrase centrale – et d’un registre à l’autre, les personnages étant tantôt riches, pauvres, Noirs, Blancs, laissés-pour-compte ou célèbres…

Si le résultat est d’une densité rarement atteinte, si la lecture commande une attention de tous les instants, la précision du trait y confère une étonnante fluidité. Oh, Naissance de Rebecca demeure une lecture difficile, quelquefois décourageante, soyons honnête. Le lecteur devra souvent remonter à la surface, remplir ses poumons avant de plonger de nouveau dans ces méandres incertains. Une seule chose est certaine ici: voilà de la grande littérature, de celle qui embrasse la Terre entière et ceux qui grouillent à sa surface, leurs espoirs comme leurs douleurs, leurs envols comme leurs chutes.

N’en déplaise à l’inénarrable critique du Soleil Didier Dessou, qui écrivait récemment que «ce livre est assommant et exige un effort soutenu pour aller jusqu’au bout» [sic], et encore que «lire devrait être un plaisir et rien d’autre!», on trouve en ces pages la parfaite illustration du contraire: la littérature a aussi le devoir de bousculer, d’inquiéter, de priver parfois le lecteur de son air pour ensuite lui faire mieux goûter l’oxygène. À une époque où l’on assimile souvent le livre à la restauration rapide, au divertissement à tout prix, quel bonheur que de voir encore se tisser des oeuvres majeures, aux échos profonds et fertiles.

Naissance de Rebecca à l’ère des tourments
de Marie-Claire Blais
Éd. du Boréal, 2008, 298 p.

À lire si vous aimez /
Les trois livres précédents de la même auteure; Lignes de faille, de Nancy Huston

Naissance de Rebecca à l'ère des tourments
Naissance de Rebecca à l’ère des tourments
Marie-Claire Blais
Boréal