Annie Ernaux : Arrêts sur mémoire
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Annie Ernaux : Arrêts sur mémoire

Annie Ernaux distille les expériences personnelles et collectives dans Les Années, livre-somme exceptionnel suscité par un sentiment d’urgence alors qu’approche le jour fatidique où "toutes les images disparaîtront".

Depuis La Place (1984), consacré au destin de son père épicier, Annie Ernaux a trouvé sa trajectoire d’écriture en délaissant définitivement le roman pour le genre autobiographique. Parfois classée à tort parmi ceux qui pratiquent l’autofiction complaisante des dernières années, l’écrivaine française se sert plutôt de sa vie comme d’un matériau permettant aux lecteurs de s’y reconnaître, développant un "je" autobiographique qui se saisit dans le monde extérieur. Son parcours individuel, qu’Ernaux considère comme emblématique de son époque, s’est ainsi vu morcelé et décliné en différents titres: Ce qu’ils disent ou rien (l’adolescence), La Femme gelée (le mariage), L’Événement (un avortement de jeunesse), Une femme (la mort de sa mère)…

D’une certaine façon, non seulement Les Années contient-il tous ces livres (sans jamais y faire référence), mais il les dépasse (voire les surpasse) par l’extraordinaire synthèse sociale, historique et intime qui nous y est proposée, ainsi que par le renouvellement aussi puissant qu’inattendu, sur le plan formel, de son écriture. Ernaux abandonnant la première personne pour la troisième lorsqu’elle parle d’elle-même (et surtout pour ce "on", pronom dit impersonnel mais parfois si proche du "nous" qu’il appelle l’identification du lecteur), le texte est en outre rédigé à l’imparfait, passé continu "dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie". L’effet créé, celui d’un "temps palimpseste" (pour reprendre une expression de l’épilogue), est saisissant.

Captant l’essence de près de sept décennies, des années 1940 à aujourd’hui, ce livre – le plus long de l’auteure – expérimente ni plus ni moins qu’une forme d’"autobiographie impersonnelle" en ce qu’il dessine le mouvement de toute une génération, observatrice et participante des chambardements sociaux, des aléas de la politique française, de l’évolution des droits des femmes, des rapports sexuels. Il passe également en revue tous les petits gestes quotidiens, les tournures verbales, la mode vestimentaire, les habitudes de consommation… De la Libération à septembre 2001, en passant par la guerre d’Algérie et par Mai 1968, Les Années se déploie donc tel un éblouissant inventaire mêlant le trivial et l’exceptionnel, un inventaire qui peut rappeler celui auquel se livrait Pérec dans Les Choses, mais enrichi par la dimension historique, celle du déroulement du temps.

Annie Ernaux, qui a déjà intégré la photo à son oeuvre, montre également à quel point nous sommes constitués non seulement de mots mais d’images. Chaque segment des Années débute ainsi par la description d’une photographie qui le représente (mais que le lecteur ne voit pas), allant de la fillette en noir et blanc debout sur une plage à la grand-mère tenant sa petite-fille entre ses bras. À ces clichés marquant le temps succèdent les tableaux vivants que constituent les repas familiaux du dimanche dont on peut suivre l’évolution, de dix ans en dix ans, sur le plan du menu, des manières à table, des sujets de conversation… Autant d’arrêts sur image émouvants, scandant le texte dans un parcours quasi muséal d’époques successives. Époques qui forment le sujet écrivain dans son désir de "sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais".

Les Années
d’Annie Ernaux
Éd. Gallimard, 2008, 242 p.

Les Années
Les Années
Annie Ernaux
Gallimard