Françoise de Luca : Niveaux de langage
Dans Vingt-quatre mille baisers, son deuxième livre, Françoise de Luca évoque sa passion contagieuse pour les mots…
"Au début, le monde avait deux langues: celle qu’on parlait à la maison, celle qu’on apprenait à l’école, une langue pour l’intérieur, une langue pour l’extérieur, et la petite fille trouvait que le monde était bien fait." Cette phrase inaugurale de Vingt-quatre mille baisers, nouvelle qui donne son titre au recueil de Françoise de Luca, annonce un projet rythmé par le rapport hautement intime et sensuel à la langue. Pour la locutrice dont la voix parcourt tout le livre, petite fille "avide de mots" qui deviendra graduellement jeune femme, puis femme mûre, "la langue et la nature ont la même respiration", "elles habitent le même désir".
Idiome originel de l’amour, d’un "bonheur sans questions", l’italien, après le départ du père, fera place au français dont les mots, "moins ronds", "ne la trahiront pas". Dans ce passage d’une langue à l’autre, on peut d’ailleurs lire le parcours de l’écrivaine, elle-même d’origine italienne, ayant immigré en France puis au Québec. Il en va ainsi pour la fonction jouée chez elle par la littérature, des Mille et une nuits à Marguerite Duras, en passant par Rainer Maria Rilke et René Char, dont les mots, "longtemps inspirés", s’insinuent dans le recueil. À cette littérature, toutefois, il arrive de "céder devant la réalité, la misère, l’avenir clos", tout comme il nous arrive, parfois dans la vie, d’être tout simplement "incapables de mots".
La dizaine de courts récits, composés alternativement à la troisième, à la première et à la deuxième personne, nous invite à explorer quelques tournants ou carrefours de l’existence: éclatement d’une famille, premier amour, fin d’une passion, ultimes moments partagés avec une mère mourante… Malgré ces diverses formes de brisures, toutefois, subsiste toujours la possibilité d’une réconciliation, d’un recommencement, et ce, au-delà des différences culturelles, des migrations, des océans qui séparent les membres dispersés d’une famille ou les amantes d’autrefois.
Françoise de Luca a mis cinq ans pour écrire ce deuxième livre après un roman fort réussi, Pascale (finaliste au prix Anne-Hébert et au Prix des libraires du Québec). Pratiquant "l’écriture par suppression", elle accouche ainsi d’un texte d’une extrême sobriété, dépourvu de fioritures, évitant de verser dans le pathos malgré les sujets difficiles qu’elle aborde. Laissant au lecteur le soin d’interpréter ou de capter lui-même l’émotion appropriée, ce style proche de l’épure offre un digne hommage aux maîtres qui l’ont inspirée, au sentiment amoureux, aux lieux recherchés et tendrement parcourus.
Vingt-quatre mille baisers
de Françoise de Luca
Éd. Marchand de feuilles, 2008, 102 p.