Amos Oz : Langue maternelle
Au dernier Salon du livre de Paris, notre collaborateur Elias Lévy avait réussi à s’entretenir avec le très sollicité Amos Oz. Avant le tourbillon de la rentrée, nous publions intégralement le fruit de leur échange.
Amos Oz est indéniablement l’écrivain israélien le plus connu au monde. Son imposante oeuvre littéraire, constituée d’une trentaine de romans et d’essais, a été traduite en quarante-trois langues. En Israël, ce militant infatigable pour la paix israélo-arabe, né à Jérusalem en 1939, fondateur du mouvement La Paix maintenant, est considéré à la fois comme une autorité morale et un romancier éblouissant.
Amoz Oz a été la grande vedette du dernier Salon du livre de Paris, qui a mis à l’honneur la littérature israélienne. Une quarantaine d’écrivains israéliens de langue hébraïque, juifs et arabes, étaient présents. La première séance de dédicaces de l’auteur de La boîte noire – roman qui lui a valu le prix Fémina étranger en 1988 – et d’Une histoire d’amour et de ténèbres – sa magistrale autobiographie, publiée en 2004, encensée par la critique internationale – a duré huit heures d’affilée.
Il fallait faire du coude pour se frayer une place étriquée dans l’amphithéâtre archicomble où il a présenté son dernier cru littéraire, Vie et mort en quatre rimes, au cours d’une causerie littéraire animée par Josyane Savigneau, ancienne responsable des pages littéraires du journal Le Monde. À la fin de cette rencontre, nous avons eu le privilège de poser à l’écrivain quelques questions sur son labeur littéraire.
QUETE D’AUTEUR
"Ce roman est une parodie, une comédie à la manière du Pirandello de Six personnages en quête d’auteur", explique Amos Oz. "Mais au-delà du rire qu’il suscite, Vie et mort en quatre rimes décrit les mouvements du processus de création. Pour un écrivain, la vie et l’écriture sont si intimement liées qu’il est impossible de les séparer. Où est la fiction, où est la réalité, où sont l’imagination et la fantaisie? Chacun d’entre nous vit cette complexité."
Pour Amos Oz, la création littéraire n’est pas le produit d’un processus complexe, où l’inspiration joue un rôle déterminant, mais, au contraire, de rencontres inopinées qu’un écrivain fait durant une journée. "Vie et mort en quatre rimes est justement destiné à montrer que la genèse d’une histoire est fondée sur les événements les plus triviaux du quotidien. Par exemple, un écrivain assis dans un café entend un groupe de personnes parler. Il prend au vol leur conversation… ce sera le début d’une nouvelle histoire qu’il commencera à écrire. Moi, je regarde constamment les chaussures des gens. Ces chaussures sont souvent l’élément déclencheur de l’écriture d’un nouveau roman ou d’une nouvelle. Je n’arrête jamais de travailler. Le processus d’écriture, c’est quelque chose qui est profondément ancré en moi. Un coiffeur, un menuisier, un dentiste ou un critique littéraire travaillent six, sept, huit… heures par jour et après ils s’arrêtent. Moi, je ne m’arrête jamais de travailler. Je travaille également quand je rêve. Ce qui se passe dans mes rêves nourrit aussi la trame de mes histoires."
Pacifiste invétéré, Oz reconnaît qu’il est "un fanatique véhément" quand il s’agit de défendre la langue hébraïque, dont il est aujourd’hui l’un des plus illustres artisans et ambassadeurs. "Je suis très chauvin lorsqu’on me questionne sur ma langue maternelle. L’hébreu est mon instrument de musique favori. L’hébreu est pour moi ce qu’un violon est pour un violoniste. C’est une langue fascinante, dans laquelle rien n’est figé. Un volcan en éruption. Pendant dix-sept siècles, l’hébreu fut une Princesse au Bois dormant. On l’utilisait uniquement dans la liturgie, mais pas dans les chambres à coucher. Cette langue ne se réveilla qu’en 1900, lorsque le sionisme mit en contact des Juifs orientaux, qui parlaient un dérivé de l’espagnol – le ladino -, et des Juifs est-européens, qui s’exprimaient en yiddish. L’hébreu est devenu ainsi la glu qui a soudé le peuple d’Israël."
D’après lui, l’hébreu – une langue qu’il qualifie de "très vivace" – est voué à un avenir prometteur, et cela malgré la prédominance linguistique et culturelle de l’anglais. "L’hébreu est aujourd’hui dans une situation similaire à celle de la langue anglaise à l’époque de William Shakespeare. La langue que parlaient jadis les prophètes de la Bible a été refaçonnée et enrichie au fil des décades. Elle connaît actuellement un essor important. Je vais sans doute vous surprendre, mais les gens qui parlent aujourd’hui l’hébreu dans le monde sont plus nombreux que ceux qui parlent le norvégien ou le danois ou qui parlaient l’anglais à l’époque de Shakespeare."
Être écrivain en Israël, ce n’est pas une sinécure, rappelle par ailleurs Amos Oz. "En Israël, les écrivains sont considérés comme des prophètes. Mais un écrivain ne peut pas dire le bien, ni délivrer des prophéties. Or, les lecteurs israéliens attendent toujours cela d’un écrivain. Ce n’est pas surprenant, car Israël n’est en fait ni un peuple, ni un pays, ni une société, mais une collection de motifs personnels. Nous sommes un État de quelque sept millions de citoyens, juifs et arabes – ces derniers sont plus d’un million -, dont presque chacun est premier ministre, prophète, messie ou bien sauveur, dont chacun et chacune croit détenir la formule magique pour résoudre des problèmes insolubles. C’est à vous donner le vertige!"
Vie et mort en quatre rimes
d’Amos Oz
Éd. Gallimard, coll. "Du monde entier", 2008, 132 p.
"UNE FIGURE SANS CONSISTANCE"
Dans Vie et mort en quatre rimes, Amos Oz se livre à un brillant et cocasse numéro pour nous dévoiler les secrets de la création littéraire. Il relate avec un humour décapant les aventures rocambolesques d’un auteur en proie aux fantasmes de personnages à l’imagination débridée. Un écrivain, coincé sur une estrade, écoutant distraitement les discours d’hommage, laisse divaguer sa pensée… Sous la plume d’Amos Oz, cela donne un exercice d’autodérision faussement anodin, qui ouvre sur une ample et profonde réflexion sur la vie, le désir, la création littéraire, l’art, la vieillesse… L’écrivain démontre avec brio que la littérature, qui n’est que "mirage, fantasme et trompe-l’oeil", se révèle souvent un simple prétexte à un exercice social convenu. À ses yeux, un écrivain n’est qu’une "figure sans consistance" censée donner accès à un introuvable objet: la littérature.