Erri De Luca : Cheval de bataille
Le grand écrivain italien Erri De Luca débarque à Montréal, épaulé de deux amis et complices, pour donner le coup d’envoi du 14e Festival International de la Littérature. Entrevue.
Le cocktail est tentant: les mots d’Erri De Luca mêlés à ceux de quelques autres (Bertolt Brecht, Nazim Hikmet, Boris Vian…), la voix profonde de Gianmaria Testa, la clarinette endiablée de Gabriele Mirabassi, le tout dans l’esprit de Don Quichotte et de ceux qui, contre vents et marées, luttent pour la paix dans le monde.
Créé en Italie en 2005, Quichotte et les invincibles a récemment été décrit ainsi par Le Monde, après une représentation parisienne: "Un vagabondage poétique et musical, semé d’humour, ponctué par quelques verres de vin rouge et toujours placé sous le signe de la résistance."
Dans un français parfumé des accents de sa langue natale, Erri De Luca nous en apprend un peu plus sur ce qui risque d’être l’un des temps forts du 14e FIL.
Voir: Ce projet est né, paraît-il, dans votre cuisine. Racontez-nous un peu le moment où l’étincelle a jailli.
Erri De Luca: "Notre lieu de rencontre a été une table autour de laquelle, chez moi, j’ai lu à Gianmaria Testa et à sa femme Paola Farinetti ma promenade sur les traces de Quichotte. À la fin de la lecture, ils avaient décidé: emmener texte et table sur scène. J’ai réussi à garder la table, en bois massif, trop lourde à emmener, mais moi, le texte, la musique, les poètes choisis, nous sommes partis sur scène."
Quelle est l’histoire de votre rapport à Cervantès et Don Quichotte?
"J’estime que Don Quichotte est le roman majeur de la littérature moderne. Quichotte est le héros parfait, qui se bat seul contre des ennemis supérieurs en nombre et en force, contre les injustices. Il n’est pas celui qui s’oppose aux pouvoirs: il est directement l’opposé, l’antipode solitaire. Là où les pouvoirs s’entassent dans les centres, chez lui il y a plein d’espace, même le désert. Je suis un lecteur de Quichotte qui souvent s’identifie à son cheval Rossinante. Comme lui, je suis moi aussi chevauché par quelque bonne cause qui m’a envoyé à quelque déroute, forçant ma maigre course."
Ces "invincibles" qui, même vaincus, ne baissent jamais les bras, vous les avez à coeur depuis toujours, je crois. En préparant ce spectacle, aviez-vous à l’esprit des "invincibles" contemporains, qui se battent aujourd’hui encore pour un monde plus juste?
"Il y a des invincibles forcés à l’être. Les myriades d’êtres humains qui se déplacent à pied le long des pistes d’Afrique, d’Asie, du Mexique, qui s’embarquent sur des radeaux pour nous rejoindre, sont invincibles. Leur nombre ne peut être vaincu par aucune expulsion, naufrage, enfermement dans des camps de concentration bâtis par nous contre eux, coupables de voyage. Ce n’est qu’un exemple des invincibles nommés dans notre ballade."
Les textes ici mis en musique sont-ils des inédits? À quel genre de tableaux le public doit-il s’attendre?
"Nous avons mis de la musique sous des poèmes qui nous ont plu. La première chanson, ouverture de notre récit, a les vers de Nazim Hikmet, poète turc de 1900, dédiés à un Quichotte "chevalier invincible des assoiffés". Cette musique a été composée par nous trois pour mieux aller avec les vers et mieux les soutenir. On jugera si nous avons réussi à le faire. Toute notre ballade est une alliance entre mots et musique, l’essentiel étant inédit."
En quoi la musique vient-elle contribuer à la portée, à l’impact de ces textes?
"La musique de Gabriele Mirabassi et Gianmaria Testa est bonne toute seule, sans besoin de rien d’autre. Ici, leur musique soulève à hauteur de concert un récit à travers guerre, amour, sièges, sérénades. La musique nous permet de serrer plus fort l’amitié de trois hommes autour d’une table, trois hommes qui lèvent leurs verres à la santé de Quichotte."
ERRI DE LUCA
Né en 1950 à Naples, Erri De Luca s’est tôt engagé dans le mouvement d’extrême gauche "Lotta Continua". Il a ensuite exercé plusieurs métiers manuels, en Europe et en Afrique, tout en approfondissant sa lecture des textes sacrés – pour ce faire, il ira jusqu’à apprendre l’hébreu. Depuis 1989, année de publication de son premier livre (traduit plus tôt cette année en français sous le titre Pas ici, pas maintenant), il a publié de nombreux récits et rencontré un large public. Chez Gallimard, on trouvera en outre Trois chevaux (2001), Montedidio (prix Femina 2002), Sur la trace de Nives (2006) et Au nom de la mère (2006). Erri De Luca vit aujourd’hui à Rome.