Alain Farah : Jouer en double
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Alain Farah : Jouer en double

Alain Farah montre que le roman peut, encore aujourd’hui, être remis en question, bousculé dans ses mécanismes, sans que l’affaire ait nécessairement des relents de nostalgie ni que le bonheur de lecture en fasse les frais. Entrevue.

Voir: Matamore no 29 est un roman rempli de boîtes et d’éléments gigognes, dont on a l’impression que le narrateur lui-même va de surprise en surprise. Le romancier, en revanche, paraît très en contrôle. Racontez-nous un peu les origines de ce texte et son évolution.

Alain Farah: "Ce livre est né d’une autocritique qui s’est transformée en défi personnel. Agacé d’être agacé par la complaisance de certaines pratiques intimistes ou autofictionnelles, je me suis demandé comment je m’y prendrais si je devais à mon tour "écrire ma vie". J’ai travaillé à partir d’épisodes vécus, qui me semblaient déjà appartenir à la fiction: une soirée en compagnie de Robbe-Grillet, une idylle avec une championne de tennis, un séjour improbable en Pologne, etc. Plus j’avançais, plus la tension entre mes histoires et la grande Histoire occupait de la place. Ces allers-retours sont peu à peu devenus l’objet central du livre. Matamore no 29 métaphorise, comme tout roman "moderne", le travail d’écriture. Un narrateur, "l’architecte", pense contrôler Joseph Mariage, l’agent qu’il engage pour mettre sa vie en scène. Pourtant, au fil des épisodes, on constate que c’est Mariage qui mène la danse."

Ce n’est pas un hasard si l’on croise ici Robbe-Grillet, n’est-ce pas? Au-delà d’un clin d’oeil à ceux qui ont repoussé les limites de l’écriture romanesque, où situez-vous votre travail dans la production littéraire actuelle?

"Même s’il est toujours risqué, voire ridicule de se situer soi-même dans la littérature présente (pas tant par scrupule que parce qu’il n’y a pas plus grand point aveugle), je peux répondre que j’essaie d’écrire des livres qui exigent d’eux-mêmes ce qu’ils attendent des lecteurs, des livres qui essaient d’être intelligents tout en restant désinvoltes. Je prends la littérature au sérieux en sachant très bien qu’il n’y a rien de plus dérisoire. L’idée, c’est d’assumer ce paradoxe. Matamore no 29 est porté par cette question en apparence très simple: comment écrire de la littérature au 21e siècle? Le numéro 29, en fait, est un hommage à toutes ces oeuvres qui ont précédé mon livre, cette série de romans, de films, de disques, de performances artistiques avec lesquels j’ai voulu dialoguer. En un sens, c’est ça, faire le matamore, c’est écrire en interpellant Flaubert, Joyce, Robbe-Grillet."

Quel type de matériau représente pour vous l’autobiographique? Comment en usez-vous?

"L’autobiographique, c’est la matière première de tout ce que j’écris. C’est ce qui permet de déployer au maximum le désir, de dépasser l’aspect souvent "gadget" des pratiques expérimentales. Évidemment, il n’y a rien de plus antipathique qu’une écriture qui se borne à "prostituer les choses intimes de famille", comme disait Baudelaire. L’autobiographique, c’est le port duquel on se détache, pour paraphraser le titre de mon premier livre. Je vois l’écriture comme une centrifugeuse qui accélère les faits pour faire apparaître du romanesque. Du vécu, des affects, certes, mais sans effets de pathos."

Dans ce roman, la frontière entre présent et passé est d’une nature étonnante. Comment la définiriez-vous?

"Il y a un mot qui la définit bien: volatile. Même chose pour les frontières censées séparer la réalité de la fiction, le lyrisme de l’expérimentation, l’ironie de la sincérité. Mon roman se fonde sur cette évidence: l’ordre est un cas particulier du désordre. Matamore no 29 joue sur la tension entre la stabilité et un contenu fugitif. Du coup, je m’intéresse aux processus qui transforment le présent en passé, le passé en présent. C’est une sorte de taxidermie, dont on ressent l’étrangeté quand on nous parle d’événements proches de nous. C’est pour cette raison que je mets en scène l’iconographie sixties pour parler de notre époque. John Kennedy, Marilyn Monroe et Youri Gagarine sont plus empaillés que Jean-Paul II, George Bush ou Ben Laden, mais pas pour très longtemps… L’écrivain doit mettre en forme une mémoire du présent et rappeler que le roi est nu, que tout ordre est contingent."

Êtes-vous un amateur de tennis?

"Évidemment! J’en ai joué longtemps. Et c’est aussi le sport tout indiqué pour mon personnage Joseph Mariage, un mondain élégant. On l’imagine mal draguer une joueuse de curling, non?"

Matamore no 29
d’Alain Farah
Éd. Le Quartanier, 2008, 224 p.

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MATAMORE NO 29

Le premier roman d’Alain Farah, qui nous avait donné en 2004 Quelque chose se détache du port, un recueil de poèmes, est une oeuvre puissante et singulière. Dans un espace où présent et passé dansent joue contre joue, où la trame romanesque est souple à tel point que le protagoniste, Joseph Mariage, échappe à la vigilance de son narrateur, nous assistons à l’étonnante conjugaison d’une histoire d’amour, d’une leçon de tennis, d’une réflexion sur l’écriture et l’architecture de la fiction, et bien d’autres choses encore. Un livre qui, en outre grâce à une intelligente et méthodique percolation d’éléments autobiographiques, dépasse et de beaucoup l’aspect "gadget" – le terme est de l’auteur – si fréquent dans les entreprises d’expérimentation. Le coefficient de difficulté était élevé, la réussite n’en est que plus éclatante.

Matamore no 29
Matamore no 29
Alain Farah
Le Quartanier