Emmanuel Aquin : La métamorphose
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Emmanuel Aquin : La métamorphose

Emmanuel Aquin referme son cycle du "feu mythologique", ouvert en 1995 avec Icare et poursuivi en 2005 avec Prométhée. Rencontre avec un écrivain atypique, bel et bien sorti de l’ombre d’un patronyme plus grand que nature.

Dans la jeune vingtaine, il avait ébloui avec le triptyque romanesque Incarnations, Désincarnations et Réincarnations, titres publiés chez Boréal entre 1990 et 1992. Allait suivre la première pierre d’un cycle dédié à de grandes figures mythologiques, Icare (Boréal, 1995), avant qu’Emmanuel Aquin, par ailleurs scénariste et auteur jeunesse, ne bifurque vers la littérature érotique. Ceux qui en ont lu le fruit n’ont pas oublié, par exemple, La Salamandre ou L’Hymne à l’hymen, deux "livres dont vous êtes l’éros" parus chez Point de fuite, une maison qu’il a lui-même cofondée.

L’écrivain reprenait le cycle en cours avec Prométhée, en 2005, puis le clôt cet automne avec ce Phénix, un livre dont l’inspiration a été pour le moins subite. "Ça m’est venu tout d’un coup, la nuit du 30 décembre 2006. C’était tellement fort que j’ai annulé tous mes partys du 31! J’ai finalement écrit ce roman d’une traite, en six semaines." Une urgence perceptible à la lecture, le texte manipulant dans un geste vif des matériaux qui pourraient paraître éloignés les uns des autres. "Pour tout dire, les idées maîtresses de Phénix mûrissaient dans ma tête depuis des années, mais j’étais incapable de les conjuguer."

Si Phénix parle en effet de mille choses, le point de départ en est très précis. L’essentiel se joue en quelques minutes, lors d’une prise d’otages dans un train de banlieue. "En Suède, en 1975 si je me souviens bien, une telle prise d’otages a réellement eu lieu. Un homme, choisi comme prochain exécuté, a confié toute son histoire à son voisin avant d’être finalement épargné, les preneurs d’otages choisissant d’abattre quelqu’un d’autre. J’avais lu cette histoire il y a longtemps et elle m’habitait depuis. J’étais surtout marqué par le côté très quelconque de l’individu."

Quelconque, son personnage d’Albert l’est profondément. Il mène une existence banale, dans un cadre bien délimité qui contraste avec la maison de son enfance, ses artistes de parents n’étant heureux que dans le bordel ambiant. "À cette même période, poursuit l’auteur, j’ai été très marqué par la brique consacrée à la vie de mon père par Gordon Sheppard – excellente, d’ailleurs -, puis il y avait un colloque Hubert Aquin à l’UQÀM… Bref, j’étais baigné dans cet univers et il fallait que quelque chose en sorte. En plus, j’étais au seuil de la quarantaine, je réalisais que je m’approchais de l’âge auquel mon père est mort…"

Tout cela s’entrecroise dans Phénix, des notions de filiation, de transfert existentiel d’un personnage à l’autre, l’auteur n’hésitant pas à dire qu’il y a eu, dans le processus, une "identification au père". "Disons que plus ça va, plus je me dis: je ne suis pas le fils du facteur! Je me suis toujours vu comme une personne à part entière, mais il y a toujours une parcelle du père, au moins, qui est là. Ça m’a frappé." Matière littéraire, à laquelle est loin de se limiter ce roman fébrile et enlevant, mais qui lui donne un relief indéniable.

On a beau avoir un pied dans la mythologie, croiser Icare ou Charon, marcher parfois aux abords du Styx, on demeure dans le concret ici, on entend l’époque qui grouille et cet Albert, chacun en connaît un ou deux, pour ne pas dire que chacun est un peu un Albert. "C’est le premier de mes romans adultes où mes personnages ont des noms. Avec Prométhée, je m’étais même dirigé vers une épuration totale, chacun n’étant qu’une idée sur pattes. J’ai en effet voulu aller ailleurs, incarner les choses, brosser un certain archétype contemporain. Ça venait sans doute d’un besoin de m’incarner moi-même, j’en suis conscient."

Voilà qui semble chose faite, à entendre Emmanuel Aquin parler d’une voix pleine et passionnée, enjouée même, de ce livre et de ceux qui vont suivre. Le prochain, tiens, sera rien de moins qu’un thriller politique et archéologique… "Avec celui-là, prophétise-t-il, je vais faire mon entrée dans les Costco!"

Phénix
d’Emmanuel Aquin
Éd. Leméac, 2008, 192 p.

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PHENIX

Selon une routine réglée au quart de tour, Albert Ashley rentre chez lui après une journée de travail méticuleux. Correcteur-réviseur de métier, incolore de nature, il enfile un autre de ces jours au collier ultra-prévisible de sa vie. Mais coup de théâtre: le voilà pris en otage dans un train, avec 54 autres passagers, par trois malfrats en fuite qui viennent de rater un vol ambitieux. Tout se dérègle, Albert est terrifié, mais apprécie rapidement la proximité de Zoé, une autre passagère qui lui ouvre des yeux immenses. Or l’étau se resserre. Albert a été désigné: il sera le premier otage exécuté. Miraculeusement épargné mais "tué spirituellement", il amorcera une lente reconquête de lui-même, à laquelle se mêle un amour naissant pour Zoé, elle aussi rescapée de l’existence.

Dans un style précis et nerveux, fait de phrases courtes, souvent très belles, Emmanuel Aquin creuse le sentiment de culpabilité, le désir de se réinventer, la difficulté de briller "après avoir été cendre toute sa vie". Les retournements seront nombreux, jusqu’à une scène vers la fin qu’il serait bête d’ébruiter, mais dont on peut dire qu’elle entretient un lien troublant avec la vie et l’histoire familiale de son auteur. On serait par ailleurs étonné qu’un producteur ne voie pas dans Phénix le potentiel d’un fameux scénario. Verra bien.

Phénix
Phénix
Emmanuel Aquin
Leméac