Catherine Mavrikakis : La vie en mauve
Catherine Mavrikakis livre avec Le Ciel de Bay City un roman grave, diaboliquement lucide, qui poursuit le cycle sur les États-Unis amorcé le printemps dernier avec Omaha Beach. Entrevue.
Voir: Ce roman est à la fois un récit sur un ton très personnel, souvent intime, et une radiographie de l’Amérique des années 60 et 70. Saviez-vous dès le départ que cette seconde dimension allait prendre autant de place dans le texte?
Catherine Mavrikakis: "J’avais l’idée de faire un roman sur le rêve américain des années 60 et 70, tel que j’ai pu le vivre en étant fille d’immigrants. Alors, oui, je savais très bien la place de l’Amérique dans mon roman, sans savoir parfois quelle position adopter face aux États-Unis. Amy Duchesnay, le personnage principal, déteste Bay City, la petite ville d’où elle vient, mais en même temps, malgré sa haine, elle reste profondément quelqu’un du Nouveau Monde et ne voudrait pas vivre en Europe ou ailleurs, comme en Israël. C’est une fleur de l’Amérique toxique. D’autre part, j’ai commencé avec Omaha Beach un oratorio, un cycle de trois livres sur les États-Unis, mais là il s’agissait dans le texte de la Deuxième Guerre mondiale. Je vais continuer avec le prochain roman sur les années 60 et 70 dans le Sud des États-Unis. Alors le meurtre raté du rêve de l’Amérique est très prémédité chez moi."
La narratrice avance que son pays est "un vaste magasin à rayons, bien rangé et le K-Mart est à lui tout seul les États-Unis". Que veut-elle dire par là?
"Amy reprend le cliché qui veut que tout s’achète dans un monde capitaliste, même le bonheur. En fait, c’est au K-Mart qu’Amy trouve un peu de joie dans sa vie, au K-Mart où elle travaille et achète toutes sortes d’objets qui la consolent de sa vie. Le K-Mart est un lieu d’illusions, mais ma narratrice ne crache pas dessus parce que cette illusion-là l’empêche de se suicider. De même, les États-Unis restent un refuge illusoire dans les années 60 pour des gens qui rêvent d’ailleurs et qui ont fui des histoires nationales traumatisantes. Mais je ne méprise pas du tout ce songe-là: le rêve américain. Il fait aussi vivre."
Le Ciel de Bay City raconte l’éveil existentiel d’une petite personnalité étouffée, mais aussi toute la reconquête d’un passé familial, de ces origines juives longtemps camouflées. Que la narratrice va-t-elle gagner en comprenant mieux ce passé?
"Je ne sais si elle va mieux comprendre son passé, même dans cette reconquête. Mais Amy n’a pas le choix que de revivre ce passé. Ce qu’elle comprend peut-être, c’est que la souffrance qu’elle a reçue en héritage sans l’avoir vécue, elle ne pourra pas s’en débarrasser, même dans la violence. Elle devra faire avec. Elle espère avoir tout pris du passé sur elle et que sa fille, enfant de la troisième génération d’immigrants, pourra s’en sortir. Mais il n’y a pas d’effet libérateur à reconquérir son histoire. Au contraire. Seulement, on peut peut-être ne pas la transmettre inconsciemment à ses enfants, ne pas perpétuer la douleur et la prendre sur soi. C’est ce qu’Amy espère, prendre le passé sur elle pour libérer sa fille."
Votre propre histoire est au centre de ce livre. Quel rapport entretenez-vous avec le matériau autobiographique?
"Il y a des ressemblances entre moi et Amy, certes. Et beaucoup de choses ont été empruntées à mon histoire familiale, mais tout a été transformé aussi. Il a fallu déplacer beaucoup de choses pour arriver à dire, à entrer dans l’écriture du roman. Je dirais que l’immigration est ce qu’il y a de commun entre moi et Amy. Pour le reste, ce sont les lieux que nous avons partagés. Je connais bien Bay City, j’ai passé du temps dans une maison de tôle semblable à celle que je décris et j’ai vu le ciel mauve pas loin des usines de Flint. Mais j’ai fait aussi beaucoup de recherches, j’ai beaucoup inventé. Il ne faut pas croire que c’est mon histoire. Je n’ai jamais rien écrit qui était mon histoire brute, même si on l’a cru. Je ne témoigne de rien. Et même si je me sers des éléments de ma vie, personne ne peut se reconnaître complètement dans ce que je fais. Même pas moi."
Vous avez récemment créé un blogue dit "littéraire", dans lequel on reconnaît tout de suite votre patte, d’ailleurs. Quelle est votre motivation? Y voyez-vous une petite oeuvre parallèle? Un simple carnet de notes ouvert aux regards?
"Je voulais continuer le projet de Bay City, le terminer peut-être. Finir un livre est toujours assez triste pour moi. Il me semblait que je n’en avais pas fini avec mes personnages, mes idées de l’Amérique, même si le roman était plus qu’achevé. Donc, il y a sûrement là l’idée égoïste de continuer le projet. Un simple carnet de notes? Non, je travaille trop les textes pour cela. Je ne suis pas quelqu’un de la note, même si j’adore ce type d’écriture chez les autres. Mon but dans la vie était d’écrire un livre comme Minima Moralia du philosophe Adorno. Un livre de fragments longs sur "la vie mutilée". Mais je n’aurai jamais le talent d’Adorno de réfléchir philosophiquement sur tout et rien. Je pense que maintenant, c’est le blogue qui permettrait de refaire Minima Moralia. Souvent, quand je vais lire des choses sur les blogues des autres, je compose un florilège imaginaire des textes que je trouve qui m’aident à vivre. Les blogues sont des petites réflexions qui consolent et qui éclairent. J’ai voulu participer à ce projet malgré tout collectif, mondial d’écriture de blogues. Je navigue entre le personnel, le philosophique, le littéraire et le quotidien. Je ne sais combien de temps cela durera, un an, dix ans, mais je continuerai à lire les blogues des autres. C’est déjà bien."