Ying Chen : Une mère orpheline
Dans Un enfant à ma porte, Ying Chen, l’auteure de L’Ingratitude, s’attaque à la maternité et ne fait pas de quartier.
Narratrice anonyme, sans âge, stérile et dénuée des attraits voluptueux d’une féminité triomphante et porteuse de vie, l’héroïne du roman de Ying Chen se retrouve propulsée dans le rôle de mère le jour où un jeune enfant apparaît mystérieusement, recroquevillé sur le seuil de sa porte. Qui est-il? Serait-ce un petit rescapé du tremblement de terre qui a détruit la ville voisine? Nul ne le sait. Mais les faits sont là. La narratrice et son mari A. se trouvent face à une chance en or, une occase aussi inattendue qu’inespérée: devenir parents, rentrer dans le rang de la normalité familiale.
C’est annoncé dès le début du roman: l’enfant ne restera pas. Le "fracas continuel" de sa présence s’éteindra. Elle sera privée de la besogne de mère qui était devenue durant 389 jours sa principale occupation, son obsession, sa raison d’être. C’est dit aussi: cette mère-là n’est pas une bonne mère. Ce roman est son constat d’échec.
Comment cultive-t-on cet instinct maternel dont parlent avec tant d’enthousiasme les femmes de son entourage? Est-ce parce qu’elle n’a pas porté l’enfant en elle qu’elle n’arrive pas à se faire comprendre de lui? À défaut de connaître cet amour inconditionnel décrit par les autres, elle s’active, se perd dans son nouveau rôle, voue tout son temps à l’enfant qui deviendra à la fois son geôlier et son prisonnier. Chez elle, la peur de l’erreur, de l’échec prend le dessus sur les vertus de l’amour. L’enfant devient à la fois son sacerdoce et sa pénitence. Elle lui doit tout et veut tout lui donner, quitte à le mettre en cage après une première fugue. Pas d’école ni de monde extérieur pour le petit, mais plutôt un nouveau cordon ombilical. C’est par l’estomac qu’elle pense le tenir. "Il aimait manger, cela tombait bien… comme il aimait la nourriture, il m’aimerait aussi un peu, moi, qui lui en donnais. Je ne savais pas à quoi consisterait l’amour autrement. C’était aussi simple, aussi facile qu’élever un chat."
Le mari dans tout ça? "La vulnérabilité chez un enfant comme chez une femme ne peut pas l’attendrir, elle ne lui inspire guère l’impulsion de protéger l’un ou l’autre. Le monde a changé, selon lui, en faveur des femmes, des soi-disant faibles." Du haut de sa vie d’homme, il suit, avec la distance qui convient, les "progrès" de son fils adoptif, confiant qu’"il n’a qu’à se diriger vers la chambre de l’enfant pour pratiquer, en cinq minutes, son rituel parental". Autant dire qu’il n’est pas de la partie. Il est largué, incapable, comme le lecteur, de ressentir de la compassion devant sa femme si sèche.
Un enfant à ma porte explore la part d’ombre des relations parents-enfants. Ying Chen ose y briser un tabou en donnant une voix aux angoisses d’une mère coupable. Un livre dur, sec comme sa protagoniste, qui fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre.