Jean Barbe : Hors de soi
Jean Barbe nous parle du Travail de l’huître, curiosité romanesque dont la trame conjugue la chute des tsars et une réflexion féconde sur l’isolement.
La vie est parfois bien faite. Quand je pose ma petite enregistreuse devant Jean Barbe, au Café du TNM, il me lance: "Ah oui? Tu fais encore ça à l’ancienne, toi?" "Euh, oui… J’aime assez citer correctement les auteurs", dis-je en pensant que décidément, c’est toujours un drôle d’exercice que d’interviewer quelqu’un qui a souvent été de l’autre côté du micro. "Moi, après un certain temps, ajoute-t-il, je faisais ça de mémoire! Sans enregistrement, ni notes, ni rien!"
Eh bien croyez-le ou non, ladite enregistreuse – dont je subodorais qu’elle était en fin de carrière – a dû l’entendre, Jean Barbe, parce que ce matin, sur le ruban, rien justement, qu’un souffle étrange, un vent comme ceux qui balaient les steppes de Sibérie. En temps normal, mon sang n’aurait fait qu’un tour, mais c’est plutôt en rigolant que je balance à la poubelle ma Panasonic à cassette, en me promettant de passer à l’ère du numérique et en laissant échapper: "Tu l’auras voulu…"
UN ROMAN RUSSE
Si je parle des vents sibériens, ce n’est pas un hasard. Dans ce curieux petit roman, l’auteur de Comment devenir un monstre investit le territoire et l’histoire russes. Mais par quoi ce très montréalais homme de lettres a-t-il été piqué? "Je ne sais pas trop. Ce livre-ci vient beaucoup moins de l’intelligence que les précédents", admet-il, ou quelque chose du genre. "J’aime la Russie et je connais un peu son histoire, oui, mais avant tout, le cadre convenait aux thèmes que je voulais développer." Puis Jean Barbe fait allusion à un passage de son roman précédent, où il est question de se refermer sur sa douleur et, au fil des jours, de l’enrober de nacre.
Il vient de là ce titre splendide, Le Travail de l’huître, qui évoque d’emblée la lenteur, la douleur et la beauté, le plus fort que tout. Ce qu’on ne voit pas mais qui se trame dans le noir. Difficile de ne pas faire le lien avec cet homme soudain transparent, qui devra seul couver sa souffrance. "Je n’avais pas l’intention de faire un livre fantastique. Andreï, c’est d’abord quelqu’un qui n’a pas accès aux autres", précise l’écrivain, dont l’idée initiale allait être chamboulée quand son père est tombé très malade, l’an dernier. "Ça a eu pour effet de suspendre le travail quelques mois, et quand j’ai repris le texte, après sa mort, c’était devenu autre chose, mon propos devenait la disparition."
STYLE LIBRE
Après avoir sévi dans les journaux (il fut le premier rédacteur en chef du journal que vous tenez entre vos mains), à la radio et à la télé, ce qui ne l’a pas empêché de publier un livre de temps à autre depuis 1991, Jean Barbe est aujourd’hui directeur éditorial chez Leméac. Lui qui enjoint à ses jeunes auteurs d’ouvrir les vannes, d’oser, semble avoir mis comme jamais ses propres conseils en pratique. Le Travail de l’huître surprend, sur le fond comme sur la forme. "J’ai exploré, j’ai essayé quelque chose. De toute façon, un roman, c’est ça pour moi: on prend des personnages, une situation, on jette ça à la casserole, on brasse et puis on regarde ce que ça donne."
Le rythme aussi étonne, elliptique, embrassant parfois des années en quelques pages. "J’ai eu envie de passages au grand galop, oui. Mais ça va plus loin que ça: dans les romans historiques, je trouve souvent l’arrière-plan un peu froid, je ne sens pas la modernité. Il faut éviter les erreurs bêtes, évidemment, mais je ne crois pas qu’il faille absolument reconstituer dans le détail. Je tenais à faire un roman contemporain, malgré le sujet et même si la langue a quelque chose d’assez classique", m’explique celui qui se lève à quatre heures du matin pour écrire, un rigoureux de la plume pour qui le style tient davantage d’une certaine lecture du monde que des galipettes que l’on peut faire avec les mots.
Si je me souviens bien, entre deux longues tirades de ce verbomoteur, il a encore été question d’une brique de 500 pages, un genre de western courant sur quelques générations, durant la deuxième moitié du 20e siècle. Le prochain livre d’un romancier qui s’assume comme jamais, ancien boute-en-train des médias qui a appris que les grandes choses, c’est souvent dans l’invisible qu’elles se préparent.
Le Travail de l’huître
de Jean Barbe
Éd. Leméac, 2008, 152 p.
LE TRAVAIL DE L’HUITRE
Andreï, un jeune Russe qui erre sans attaches dans le Saint-Pétersbourg de la fin du 19e, adhère aux idées révolutionnaires de son temps et se propose d’assassiner Alexandre II. Projet qu’il aurait peut-être concrétisé si, se cognant un soir la tête contre une table, il n’était devenu invisible, purement et simplement. Libre comme jamais mais surtout profondément seul, il ne pourra résister, un jour, à l’envie de prendre soin sans se manifester d’une femme brisée par la vie. Bien plus qu’une histoire fantastique à la Barjavel, voilà une fable sur l’isolement, et sur le désir lentement retrouvé de prendre part à l’humanité.