La Fille du Prado : Flou artistique
Chaque jour, La Fille du Prado passe plusieurs heures devant un tableau de Vélasquez. Un roman où obsession rime avec initiation.
Si les oeuvres d’art étaient des personnes, je serais la première à tendre l’oreille pour entendre leurs conversations dans l’autobus. Imaginez la Joconde et le Penseur parler de la dernière tournée de Madonna; la Cantatrice chauve et Ubu roi planifier une visite à Saint-Élie-de-Caxton; ou l’urinoir de Duchamp parler tout seul, incompris, alors que tout le monde autour se pousse pour éviter de le toucher. Au-delà de l’absurde, l’idée de faire entrer les arts en dialogue ouvre presque toujours de prometteuses avenues.
Dans La Fille du Prado, Michel Leclerc orchestre la rencontre du roman et de la peinture. D’abord, son personnage principal, une jeune Madrilène nommée Rosa Maria, devient possédée d’un tableau de Vélasquez qu’elle passe plusieurs jours à contempler dans une salle de musée. Elle y fait la rencontre du peintre irlando-britannique Francis Bacon, avec qui elle se lie d’amitié et qui l’aidera à exorciser son obsession. Le personnage de Bacon, non biographique mais inspiré de la vie réelle du peintre et de certaines de ses déclarations, apporte énormément à l’intrigue; son excentricité, ses réflexions artistiques et son mode de vie déjanté de vieil homosexuel alcoolique compensent la superficialité du personnage principal.
En effet, la dimension psychique de la jeune Rosa Maria demeure peu explorée. Les effets physiques de sa chute sont soigneusement décrits: migraines, perte progressive de la voix et de la vue, sans oublier le compte rendu des images du cerveau obtenues par résonance magnétique! Hélas, tout cela ne permet pas au lecteur de comprendre l’immensité du trouble que le tableau provoque. Se voit-elle dans l’une des figures? La scène lui rappelle-t-elle un souvenir marquant? De quelle révélation le tableau est-il porteur? À défaut de donner des réponses à ces questions, le roman s’émousse et prend parfois l’allure d’une simple comédie romantique.
En contrepartie, le roman possède une réelle richesse interprétative portée par la peinture. La Fille du Prado donne au lecteur l’occasion d’en connaître plus sur le tableau de Vélasquez (visible sur la couverture) et de comprendre son intérêt historique. Les Ménines montre le peintre de face, devant son tableau, pinceau à la main, entouré de la cour du roi, alors que le couple royal n’apparaît que par la réflexion d’un lointain miroir. Autrement dit, la personne qui regarde le tableau possède le point de vue du sujet tenant la pose. Historiquement, on y a lu de nombreuses révolutions, allant de la fin de la monarchie au plaidoyer pour l’importance de l’art et des artistes (tiens, tiens…), en passant par la reconnaissance du spectateur dans la démarche artistique. Le roman prend ainsi le parti de l’art qui change le cours des choses, qui fait basculer les destins, qui peut créer des liens entre des humains que rien ne relie.
La Fille du Prado
de Michel Leclerc
Éd. HMH, 2008, 238 p.